«Je me suis retrouvé le 6 novembre 1970»

Chers lecteurs, vous allez me prendre pour un fou. Un charlatan. Mais il m’est arrivé une chose extraordinaire qu’il faut absolument que je vous raconte. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, j’ai réussi à voyager dans le temps. Surtout ne me demandez pas comment… C’est un secret. Mais sachez que sans avoir la moindre idée de ce qui allait m’arriver, je me suis retrouvé catapulté le 6 novembre 1970. Voici le récit de ce fabuleux et bref voyage dans la Genève d’il y a 45 ans.

  • Trolleybus dans le quartier de Bel-Air. ERIC RAHM

    Trolleybus dans le quartier de Bel-Air. ERIC RAHM

  • Enseigne pittoresque à la rue des Grottes. GIM

    Enseigne pittoresque à la rue des Grottes. GIM

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Panique à bord
Tout a commencé ce vendredi matin ensoleillé du 6 novembre 1970. Lorsque j’ouvre les yeux, je me retrouve dans le quartier des Grottes, juste derrière la gare Cornavin. Entre panique et curiosité, je découvre que les rues défoncées grouillent de bagnoles toutes bonnes pour le musée de l’automobile. Pêle-mêle, il y a là des Simca, Ford Taunus, Fiat 600 et autres Opel Manta, Renault R4, Datsun et même les mythiques DS et Coccinelle. Au bruit assourdissant des moteurs et à l’odeur forte des gaz d’échappement, aucune marque n’a encore intégré le concept de voiture silencieuse et propre. Signe des temps, il n’y a que des hommes au volant. Aucun conducteur ou passager n’a bouclé sa ceinture de sécurité. Côté place de parking, pas de zone bleue, mais des parcmètres fièrement dressés un peu partout. Les autos parquées ne sont pas toutes vérouillées. Le cœur battant, je décide de continuer mon exploration en direction de la gare. Il n’y a pas de codes aux entrées des petits immeubles et maisons du quartier dont les façades auraient un grand besoin d’être rafraichies. Je ne reconnais aucune enseigne. Tous les magasins ont une touche délicieusement rétro, vintage diraient les branchés. Il y a un cordonnier, un laboratoire de charcuterie et une vitrine d’appareils électroménager où trônent des téléviseurs noir et blanc en bois de noyer poli avec antenne incorporée. «Technologie dernier cri», précise l’affiche. S’ils savaient.
 
John Lennon, Janis Joplin
Arrivé au bas de la rue, la foule des piétons grossit. Soudain, je sens des passants me dévisager du regard. Les yeux hors des orbites, ils me scannent de la tête aux pieds comme si j’étais un énorme coléoptère. En cause? Sans doute mes vêtements sombres et mes cheveux ras. Pour ma part, j’ai l’amusante impression de croiser des clones de John Lennon et Janis Joplin à tous les carrefours. Côté fringues, les imprimés fleurissent et les couleurs des tissus explosent sous les longs manteaux. Et je ne vous parle pas des coupes de cheveux. De dos, pas toujours facile de distinguer les filles des garçons. Je poursuis mon chemin jusqu’à la place des Vingt-Deux-Cantons. Là, je suis intrigué par deux cabines téléphoniques des PTT (Postes, téléphones et télégraphes). Elles sont littéralement prises d’assaut. A en croire la longue file d’attente, même dans sa version fixe le téléphone est déjà un objet culte en 1970. En attendant leur tour, les gens discutent bruyamment. Pas question de me trahir en sortant mon smartphone. Je planque aussitôt mon Apple Watch. De toute manière, ils ne captent aucun réseau ni wifi, de quoi laisser un répit aux hyper sensibles aux ondes électromagnétiques mais faire paniquer l’ado qui sommeille en moi. En parlant d’ados, ceux que je croise ne se déplacent pas en trottinette ni avec des écouteurs vissés sur les oreilles. La mobilité des «djeuns» en 1970 est plutôt au vélomoteur Maxi Puch ou Vélosolex piloté sans casque avec un pote sur le porte-bagage ou aux patins à roulettes. Un jeu que je reconnais bien fait fureur dans la rue. Partout, on voit des grands garçons jouer au yo-yo. alors que les filles sautent à l’élastique. Leur absence au monde des adultes, elle, reste obstinément la même qu’au 21e siècle.
 
Trolleybus et bus sont rois
Au fur et à mesure que j’apprivoise mon «nouvel» environnement, une autre absence me frappe. Il n’y a pas le moindre tram dans le quartier. Boulevard James-Fazy, rue Chantepoulet ou rue de la Servette, pas de jungle de lignes aériennes. Les trolleybus et bus sont rois. Aux arrêts, il n’y a pas de distributeur de billets automatiques. Ironie de l’histoire, les usagers gueulent déjà sur les retards et les bouchons à cause de ces fichus travaux sur le Pont du Mont-Blanc. A Genève, certaines choses sont immuables. Quand le bus de la ligne 1 arrive enfin, les clients montent à bord en continuant à rouspéter. Pas besoin d’être un expert en transports publics pour voir que le véhicule n’a rien de moderne. Il n’a pas de plancher bas pour faciliter l’accès aux personnes handicapées, pas d’écrans d’information à l’intérieur ni de caméra de vidéosurveillance. Pas encore de distribution du GHI. Renseignements pris auprès du chauffeur – on peut encore leur parler – le billet coûte 0,50 centimes pour un trajet en ville. A ma grande surprise, il y a un receveur dans le véhicule. L’année prochaine, ils seront tous remplacés par le libre-service intégral. Mais cela, les employés et les usagers de la Compagnie Genevoise des Tramways Electriques (CGTE) ne le savent pas encore.
 
A s’en faire péter les poumons
Etre dans la peau d’un nomade temporel m’a ouvert l’appétit. Midi approchant, je déboule au Buffet de la Gare. Le lieu semble ne pas avoir changé depuis le 19e siècle. Les employés en livrée noir et blanc et nœud papillon ne crient plus aux clients attablés les horaires des trains mais courent comme des dératés pour prendre les commandes. A l’évidence, c’est le coup de feu. La grande salle est séparée en deux. Première et seconde classe. Toutes deux sont bondées. Les habitués apostrophent les garçons par leur prénom. Ils parlent haut et fort. A ma stupéfaction, l’endroit étouffe sous la fumée épaisse des cigarettes. Quasiment tout le monde fume à s’en faire péter les poumons. Ou à s’en décoller les oreilles à force d’y coincer les clopes. Visiblement torailler des Muratti Ambassador, Stella et autres Gauloises et Parisienne Super ne tue pas. Et ce n’est pas les nombreux distributeurs automatiques repérés en chemin qui vont convaincre les fumeurs que le tabac est dangereux pour la santé. A travers le brouillard de fumée, je remarque qu’en première classe pas mal d’hommes âgés portent fièrement le chapeau ou le béret. Les femmes, elles, s’enroulent dans des manteaux en fourrure.
 
Machisme rampant
Confortablement installé en seconde, je commande un plat du jour. Longeole et gratin de cardon à 5,90 francs. Une chance, je pourrais payer avec de la petite monnaie puisque mes billets de banque du 3e millénaire n’ont pas cours au XXe siècle. Sur les petites coupures de 10 et 20 francs, le poète Gottfried Keller et le Général Henri Dufour n’ont pas encore été remplacés par Le Corbusier et Arthur Honegger. Je profite de l’attente pour me ruer sur la presse locale. Et particulièrement le quotidien «La Suisse». Ses pages en noir et blanc regorgent d’annonces d’emploi. Les pubs de cigarettes et d’alcool fleurissent également. A la rubrique Sport, je découvre que le Servette FC de Doerfel, Guyot et Barlie vient d’éliminer Etoile-Carouge en 16es de finale de la Coupe de Suisse. De son côté, le Genève Servette HC talonne La Chaux-de-Fonds en tête du championnat de LNA de hockey sur glace. Cela fait rêver! Côté politique locale, la Ville de Genève vient d’inaugurer le pavillon des Sports de Champel. Pas le temps d’attaquer le reste de l’actualité qu’une voix puissante me tire de ma lecture. Assis à la table voisine, un homme parle avec passion d’un reportage qu’il vient de réaliser sur le football féminin. En levant la tête, je reconnais immédiatement Jean-Jacques Tillmann, Monsieur Football à la Télévision suisse romande. «T’es complètement roïllé mon bidagneul… Des filles qui jouent au foot et puis quoi encore? Manquerait plus qu’on donne le droit de vote aux femmes…», s’emporte son pittoresque comparse de verrée en sifflant sa bière d’un seul coup. 
Machisme et préjugés sexistes ont encore la vie belle en 1970. Ce ne sont pas les écrivains Grisélidis Réal, Georges Haldas et Nicolas Bouvier, assis au fond de la salle, qui diront le contraire.

Success Story
En parlant de préjugés, dans le hall de la gare où de nombreux voyageurs trimballent péniblement d’immenses valises sans roulettes ni escaliers roulants, je tombe nez à nez sur un jeune éditeur un peu illuminé. Il rejoint ses nouveaux bureaux installés à la rue du Mont-Blanc avant de filer au Salon des Arts ménagers. A la main, il tient un paquet de journaux qui ne paient vraiment pas de mine. Il les présente comme un nouveau bimensuel tous-ménage, tiré à 140’000 exemplaires. Au centre des préoccupations de ce premier gratuit de Suisse romande, il y a les femmes ou plutôt les ménagères. En Une, l’éditeur leur promet une cour assidue. De les suivre partout par la pensée. De prendre soin de leur moral, mais aussi de leur beauté et de leur santé. Vaste programme lancé sans le moindre sou en poche. Mais il n’est pas question d’argent dans cette nouvelle relation éditoriale. Juste que les femmes acceptent de recevoir le «Genève Home Informations» chez elles. Inutile de préciser que j’écoute avec un vif intérêt ce jeune entrepreneur. En dépit de son inexpérience, il fait déjà preuve d’une incroyable rage de convaincre. Culot, transgression et courage inconscient semblent chevillés au corps de Jean-Marie Fleury, qui ne sait pas encore que son petit canard sans plumes et franchement palot va devenir une véritable success story genevoise. 

Madeleine de Proust
Pour la célébrer comme il se doit, il est temps pour moi de rentrer au 21e siècle. Impossible de prolonger le plaisir rétrospectif en retournant par exemple baguenauder dans le quartier de mon enfance. Le Grand-Lancy en 1970, c’est encore la campagne. Il me faut retourner vers le futur. Retomber sur terre ne sera pas facile. Ce court voyage dans le temps, que je tiens à partager en primeur avec les lecteurs du GHI, est pour moi une véritable madeleine de Proust. Un cadeau inestimable où petits événements, lointains souvenirs chargés d’émotion, odeurs, formidables imprévus se sont transformés en fabuleux trésor pour ma mémoire. 
Reste cette lancinante question: était-ce mieux avant? En toute franchise, je ne sais pas. Pour moi, la question reste ouverte. Et croyez-moi, pour un journaliste au long cours, c’est rageant de franchir quasiment un demi-siècle pour constater notamment qu’il n’est pas plus en mesure aujourd’hui qu’hier d’apporter de réponse. Qui a dit que nous étions toujours plus intelligents après?