La peur de déplaire

POLITIQUEMENT CORRECT • Dans l’univers éditorial de la Suisse romande, la pire des pressions n’est pas celle qui provient de l’extérieur. Mais de soi-même. Cela s’appelle l’autocensure: elle nous guette tous, peut s’avérer paralysante. Et finalement, fait le lit du pouvoir en place.

  • Pire que la censure, l’autocensure...

    Pire que la censure, l’autocensure...

«Nul d’entre nous ne risque la Bastille. Mais cela n’empêche pas, chez ceux qui prennent la plume, la pression de l’autocensure»

Pascal Décaillet

La liberté d’expression n’existe pas. Elle n’a jamais existé, nulle part, sous aucun régime. Bien sûr, il est certains cieux sous lesquels sa non-existence est carrément flagrante: les dictatures, par exemple. En démocratie, c’est différent, on peut donner son opinion. Mais n’allez pas imaginer que cette latitude soit totale. Limitée, elle l’est déjà par la loi: on n’insulte pas les gens, on n’attaque par leur honneur, on respecte le cadre légal en matière de racisme, d’antisémitisme, etc. Jusque-là, rien à dire.

Mais le problème n’est pas là. Il tient à ce qu’on n’ose plus dire, à l’intérieur des limites énoncées ci-dessus. Ne parlons pas ici de pays lointains, ce serait bien trop facile: évoquons Genève, la Suisse, le cadre de notre vie à nous, ici et maintenant. Oh! certes, nul d’entre nous ne risque la Bastille. Ni prison, ni amende. C’est appréciable. Mais cela n’empêche pas, chez ceux qui prennent la plume, la pression d’une autocensure. Non par peur de représailles légales. Mais par la crainte de «sortir du cadre». Quel cadre? Celui des partis dominants. Celui des pairs. Celui du convenable. Bref, le pouvoir en place, dans toute son horizontalité diaphane.

Sanctifié par les siens

Un exemple. La Nouvelle Force. Le bloc MCG-UDC constitue à peu près un tiers de l’électorat genevois. On s’en réjouit, on s’en plaint, c’est selon. Mais c’est un fait. Si la presse de notre canton était peu ou prou représentative du corps électoral, alors, il faudrait qu’un éditorialiste sur trois défende, dans les grandes lignes, les thèses de ces partis-là. Par exemple, sur l’idée de frontière. Ou encore, sur la nécessité d’une régulation des flux migratoires, thème d’actualité vous en conviendrez. Ce journaliste sur trois, il est où? Vous le lisez souvent? Il n’y en a pas un sur dix!

Chacun d’entre nous est pourtant parfaitement libre de défendre ces idées-là. Au pire, on se fera attaquer par le camp d’en face. Et alors? C’est la vie. J’ai parlé des frontières, j’aurais pu évoquer le 9 février 2014. J’aurais pu parler du Pape François, celui qui veut plaire à tous, et contre lequel toute critique ferait passer celui qui l’émet pour un réactionnaire. Ou du conseiller fédéral Didier Burkhalter, sanctifié par les siens tant il est correct, de bonne tenue, jamais un mot plus haut que l’autre: vous critiquez Burkhalter, en Suisse, vous êtes mort.

Dictature du peuple

J’aurais pu parler de la démocratie dite «représentative»: dès que vous émettez une critique sur le travail d’une députation, on vous taxe d’antiparlementaire. Ou de populiste. Ou de péroniste. Ou de boulangiste. On vous adressera les mêmes gentillesses si, à l’inverse, vous dites trop de bien de la démocratie directe. On s’empressera aussitôt de vous rappeler qu’il ne saurait être question d’une dictature du peuple. Si vous défendez l’idée de souveraineté nationale, on vous traitera de «nationaliste».

Alors, face à ce maelstrom aussitôt dirigé contre vous par quelques régulateurs du pouvoir en place, notamment sur les réseaux sociaux, la plupart de ceux qui pourraient faire partie de ce 30% de l’opinion, ce Tiers Etat, préfèrent se la coincer. Nul juge, pourtant, ne les menace. Juste une peur par eux-mêmes érigée. La pire de toutes: celle qui paralyse. C’est dommage. La liberté des idées, dans notre pays, vaut mieux que ces silences, ces craintes de déplaire, et finalement ces démissions, dans un combat éditorial qui n’a de sens que dans sa pluralité.