La traversée, c’est l’affaire de l’Etat!

CONSEIL D’ÉTAT • S’ouvrir aux fonds privés pour financer la traversée du lac, cette idée est un piège. Poussée à l’extrême, elle amène l’Etat à se dessaisir de ses responsabilités. Une idée populiste, facile et légère. Tout républicain doit en flairer les dangers.

  • Une vraie traversée du lac qui bouclerait la ceinture autoroutière. DR

    Une vraie traversée du lac qui bouclerait la ceinture autoroutière. DR

  • Une vraie traversée du lac qui bouclerait la ceinture autoroutière. DR

    Une vraie traversée du lac qui bouclerait la ceinture autoroutière. DR

«Ce pont doit être celui d’une majorité voulue par le corps électoral»

Pascal Décaillet

Cette fois, le Conseil d’Etat n’a pas traîné: moins d’un mois après le rejet très net de la petite traversée, il relance la grande! Une vraie traversée du lac, pont ou tunnel, quelque part entre Vengeron et Pallanterie, qui bouclerait enfin la ceinture autoroutière genevoise, donnant à cette ville un véritable périphérique. Dit comme ça, c’est parfait. Juste le bonheur, enfin pour ceux qui veulent bien y croire. Le problème, c’est le nerf de la guerre: l’argent. Une petite réjouissance du genre, ça va allègrement chercher dans les trois milliards, sans doute plus. Et les caisses sont vides. Avec une dette de treize milliards. Alors, on fait quoi, on fait comment? Le ministre des transports, Luc Barthassat, articule quelques pistes. Hélas, ces dernières méritent contestation. Le risque de poudre aux yeux est énorme.

Fonds privés

En l’absence du moindre franc pour attaquer les travaux, M. Barthassat tente, depuis un certain temps, d’instiller dans les consciences la notion de PPP (partenariat public privé). L’Etat n’ayant pas d’argent, il s’appuierait sur des fonds privés: plusieurs noms d’entreprises sont déjà articulés, l’une dans la construction, l’autre dans les fonds de retraite, une autre encore dans la banque.

A partir de là, le conseiller d’Etat émettait, sur le plateau de Genève à chaud (le 15 octobre, sur Léman Bleu), trois hypothèses de financement: soit le tout à l’Etat (mais avec quel argent?), soit le financement mixte, soit… le tout au privé!

Poudre de perlimpinpin

Cette troisième variante, disons-le tout net, est choquante de la part d’un ministre de la République. Car enfin, si l’Etat délègue à des mécènes, aussi éminents soient-ils, la totalité de la main financière sur des travaux de gros œuvre qui sont à ce point d’intérêt public, quel signal politique donne-t-il de son rôle à lui, l’Etat? Juste un intermédiaire, pour demeurer maître d’œuvre? Cela ne tient pas. C’est de la poudre de perlimpinpin.

Citoyens propriétaires

Car l’impression politique est catastrophique. Les grands travaux sont affaire d’Etat. Canton ou Confédération. Ils doivent être l’objet d’une vaste consultation populaire, avec des débats, des pour et des contre, et le feu vert donné (ou non) un beau dimanche. Ce pont, ou ce tunnel, doit être celui d’une majorité clairement voulue par le corps électoral. Et ces citoyens, qui votent, doivent également être, comme contribuables, ceux qui le financent. Afin d’en demeurer les propriétaires, les patrons.

Trop facile

Il y a, dans la vision de M. Barthassat, une démission dans la mission régalienne de construction de l’Etat. Jamais un ministre radical, ni un socialiste, n’aurait commis la légèreté de brandir cette troisième hypothèse du «tout au privé». D’ailleurs, je ne suis pas sûr du tout que la majorité du Conseil d’Etat le suive sur cette piste. Et puis, désolé, mais c’est un peu trop facile: en se tournant vers les grâces d’un mécène, on s’évite le débat populaire, la légitime contestation des opposants (la gauche, par exemple, qui a parfaitement le droit de ne pas vouloir de traversée), bref on contourne les nécessaires aspérités du débat politique. Désolé encore, mais cette posture est légère. Elle fait fi de ce qui fonde la République: la dialectique des antagonismes. Pour ma part, sans aller jusqu’à demander au ministre une conversion au colbertisme, je l’invite amicalement à revoir sa copie.