La population? Non: le peuple!

LANGAGE • La gauche aurait-elle peur du mot «peuple»? Au point de lui substituer l’insipide vocable «la population»! Analyse d’une capitulation en rase campagne.

  • Dans le langage de la gauche le mot «population» a remplacé le terme «peuple». 123RF

    Dans le langage de la gauche le mot «population» a remplacé le terme «peuple». 123RF

Lisons Zola, ou Jules Vallès. Lisons Jaurès. C’était le temps où la gauche s’occupait du peuple. C’était la Révolution industrielle, ses côtés les plus noirs, la machine qui broyait l’homme. Des enfants dans les mines. Des faubourgs de misère. Alors oui, il y avait la gauche, le socialisme principalement, mais aussi le communisme, celui d’avant la Révolution russe de 1917. Il y avait des gueules noires qui hurlaient leurs colères. Des syndicalistes, des vrais, qui organisaient la solidarité pour survivre. Des répressions policières, militaires parfois, d’une cruauté inimaginable. On tirait dans la foule. Il y avait des morts. C’était il y a un peu plus de cent ans.

Délit de langage

En Suisse, en France, dans nos pays d’Europe, la gauche, qu’est-elle devenue? La réponse est terrible: on dirait que le peuple ne l’intéresse plus. Au point qu’elle n’utilise plus ce magnifique mot, «le peuple», elle le laisse à ceux qu’elle qualifie avec mépris de «populistes». En lieu et place, elle dit «la population». C’est un gravissime délit de langage, qui invite la triste, l’insipide démographie de constat, évacue la citoyenneté (le «démos» des Grecs), prend congé de toute la part d’émotion, certes manipulable, que contient ce mot, «peuple», quand il a le souffle de l’Histoire, celui des grandes conquêtes sociales, souvent dues justement à la gauche, celle d’il y a un siècle.

Abandon

La gauche suisse nous dit: «L’UDC nous a piqué le mot peuple, alors, laissons-le lui, traitons-les de populistes, drapons-nous de morale». Elle a tort, à un point que nul ne peut imaginer. L'UDC a bien raison de se réclamer du peuple suisse, c’est d’ailleurs dans son nom en allemand, «SVP», mais la gauche, elle, se fourvoie en lui laissant ce mot, cet emblème, ce fleuron. Et en lui substituant le pitoyable vocable démographique de «population», qui évoque à la fois les statistiques sur la tuberculose à l’époque de Thomas Mann, les commissions d’experts sur le Covid, les recherches sur les taux d’allergies, pour thèses en médecine. Toutes choses prodigieusement enthousiasmantes, comme on sait. La gauche évacue le mot «peuple», elle abandonne le terrain. Tant pis pour elle.

Une institution

Bien sûr, le mot «peuple» est ambigu. J’ai publié une analyse détaillée, il y a vingt ans, sur ce thème, dans la revue Choisir. Pour les uns, il évoque la masse générale des gens. Pour d’autres, dont votre serviteur, attachés au «démos,» il décrit l’énergie et l’implication citoyennes. En Suisse, ce peuple-là, sous cette acception, est une institution. Au même titre qu’un parlement, un gouvernement, un corps judiciaire.

Mieux: en bout de chaîne, c’est lui qui décide. Il n’est pas la base, il est le souverain. Et cette prodigieuse conception, d’une incroyable modernité, qui remet à leur place les corps intermédiaires, les profs de droit, les moralistes, les apôtres du bien, cette verticalité inversée, digne des rêves les plus fous des Jacobins et des Montagnards, la gauche d’aujourd’hui n’est même plus capable de reconnaître sa vertu. Elle laisse à l’UDC le monopole de cette lucidité citoyenne. La gauche a tort, immensément. Elle le paiera cher. Tant pis pour elle.