Berne veut la peau des journaux gratuits

  • Le 28 avril dernier, le Conseil fédéral approuvait un train de mesures en faveur des médias. Exclue de cette «manne», sans aucune explication, la presse gratuite.
  • Elle représente pourtant des dizaines de journaux, plusieurs millions de lecteurs et joue un rôle de service public irremplaçable en temps de crise.
  • Editeur de «GHI» et de «Lausanne Cités», Jean-Marie Fleury dénonce une injustice flagrante qui crée une concurrence déloyale et compromet gravement la diversité des médias et la pluralité des opinions.

  • L’aide à la presse annoncée par le Conseil fédéral exclut sans aucune explication les journaux gratuits comme «GHI» et «Lausanne Cités». Photomontage GHI/123rf

  • Jean-Marie Fleury, éditeur de «GHI» et de «Lausanne Cités». DR

«La notion même de démocratie en prendrait un mauvais coup!»

Jean-Marie Fleury

Pas de surprise pour nous, on s’y attendait! Le Conseil fédéral a finalement pris sa décision sur l’aide à la presse qu’il accordera à certains médias pour pallier les difficultés que cette branche vitale de notre économie traverse actuellement. Dans ce train de mesures urgentes décrété pour contrer les effets néfastes liés à la crise du coronavirus, les journaux gratuits sont bannis, ou tout simplement oubliés. Tout comme ils le seront aussi dans le plan à long terme mis en place par notre gouvernement dès 2023. Son but est pourtant de soutenir toutes les catégories de médias comme indiqué dans l’ordonnance fédérale: «Toutes les catégories de médias», mais on a oublié de préciser «sauf les journaux gratuits»!

C’est un véritable scandale et une injustice flagrante qui crée pour l’avenir une concurrence déloyale entre les médias subventionnés et la presse écrite gratuite laissée pour compte et pour qui, si cette décision est maintenue, sonne le glas.

Chute de la publicité

C’est vrai que les journaux, les radios et les télévisions sont en proie à une chute sans précédent de la publicité. Mais, hors crise médico-sanitaire, elle est due essentiellement à la nouvelle ère ouverte par le phénomène Internet. Les annonceurs désertent les médias traditionnels au profit des plateformes numériques qui fleurissent par dizaines sur le net. C’est comme cela et personne n’y peut rien! Et ce n’est pas cette aide fédérale qui y changera quoi que ce soit. Une révolution structurelle irréversible est en marche et la plupart des journaux écrits auront disparu d’ici dix ans, c’est plus que probable.

Autrement dit, par leur décision injustifiable et irresponsable, les Chambres et le Conseil fédéral accélèrent la mort programmée des journaux gratuits, dont notamment «GHI» et «Lausanne Cités». Des hebdomadaires locaux à très forte audience, qui comptent à eux deux près de 100 ans d’existence et plus de 250’000 lecteurs. Si les journaux gratuits, qui existent en Suisse depuis le XVIIIe siècle, sont ainsi sacrifiés, on ne pourra plus dire que la libre entreprise est garantie par notre Constitution. La notion même de démocratie en prendrait un mauvais coup!

Un important poids économique

Et cela alors que la presse gratuite représente un poids économique important en Suisse. Des dizaines de journaux dans tout le pays touchent plusieurs millions de lecteurs fidèles et réguliers. Plus de mille emplois directs dans la branche, sans compter ceux générés chez les sous-traitants tels que les imprimeurs, les sociétés de distribution, les fabricants de papier, d’encre, etc. Il est important de rappeler ici, qu’en ces temps de crise, les journaux gratuits ont fourni des services d’informations à la population indispensables au bon fonctionnement des institutions. Un rôle de service public qui doit rester central dans l’aide fournie par la Confédération. D’autant qu’il garantit la diversité des médias et la pluralité des opinions.

Pour toutes ces raisons, rien ne peut justifier la décision arbitraire prise par les autorités fédérales. Nos journaux sont certes distribués gratuitement, et alors? C’est péché, interdit? Quid des radios et télévisions locales qui elles aussi sont des médias gratuits, déjà subventionnées pour certaines, et qui recevront pourtant leur part du gâteau. Et là, on ne parle même pas des grands éditeurs suisses qui, bien que réalisant en général des centaines de millions annuels de bénéfices se verront aussi attribuer des subsides pour leurs journaux payants, à condition toutefois de ne pas verser de dividende en 2020. Pas sûr que les actionnaires apprécient cette réserve.

Deux poids, deux mesures dites-vous? Mais non, on a juste rêvé qu’on vivait en démocratie…

Une aide immédiate et temporaire

En réponse au mandat du parlement, le 20 mai dernier, le Conseil fédéral adoptait une série de mesures en faveur de toutes les catégories de médias. En ce qui concerne la presse écrite, celle-ci prévoit un élargissement de l’actuelle aide indirecte à la presse. Dès le 1er juin 2020, les quotidiens et les hebdomadaires en abonnement de la presse locale et régionale, déjà soutenus actuellement, seront ainsi distribués gratuitement pendant six mois dans le cadre de la tournée régulière de la Poste. Pour cette mesure, un montant de 12,5 millions de francs, provenant des ressources générales de la Confédération, est prévu. En outre, dès la même date, la Confédération participera temporairement aux coûts de la distribution régulière des quotidiens et hebdomadaires en abonnement.

Selon les dispositions actuelles, ces titres n’ont pas droit à un soutien. Ils profiteront temporairement d’un rabais sur la distribution. Dans les deux cas, un soutien n’est accordé qu’à la condition que les éditeurs s’engagent par écrit à ne pas verser de dividendes pour l’exercice 2020. Le cas échéant, les montants indûment perçus devront être restitués à la Confédération. Pas un mot par contre en ce qui concerne la presse gratuite!

Aide élargie à la distribution et matinale et dominicale

L’aide indirecte à la presse peut être élargie à la distribution des journaux le matin et le dimanche. La mesure coûterait 60 millions de francs. Dans le train de mesures transmis au parlement fin avril, le Conseil fédéral a notamment prévu d’étendre l’aide indirecte à la presse à tous les quotidiens et hebdomadaires en abonnement. Ce soutien consiste en des rabais sur la distribution des journaux par la Poste. La distribution matinale et dominicale, assurée par des organisations de distribution spécialisées, n’en fait pas partie, ce que les éditeurs avaient déploré.

Dans un rapport publié lundi 25 mai, le groupe de travail mis sur pied par le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) estime qu’il est possible d’élargir ce soutien à la distribution matinale et dominicale. Soit à 270_millions d’exemplaires de journaux en plus. Le Conseil des Etats s’attaquera au train de mesures du Conseil fédéral en faveur de la presse lors de la session qui démarre la semaine prochaine. Outre l’aide indirecte à la presse, le paquet contient aussi un soutien aux médias en ligne. (GHI avec ats)