Future Comédie: ouvriers payés au lance-pierre

  • Sur le chantier des Eaux-Vives, l'entreprise espagnole chargée de la construction métallique sous-payait ses travailleurs détachés.
  • Patronat et syndicat exigent que le prix ne soit pas le seul critère pour attribuer les marchés publics.
  • Pour le magistrat Rémy Pagani, il n’y a pas eu d’erreur dans l’adjudication.

  • Le chantier de la Nouvelle Comédie, aux Eaux-Vives. STÉPHANE CHOLLET

«Quand les différences de prix sont aussi importantes, les autorités devraient creuser un peu»

Cédric Vincent, secrétaire général de l’association faitière MBG

Après les électriciens italiens, les constructeurs métalliques espagnols… Cette fois, c’est le chantier de la Nouvelle Comédie, aux Eaux-Vives, qui subit les conséquences de la sous-enchère salariale. Les cinq ouvriers venus d’Andalousie (Espagne) pour poser les garde-corps en acier du futur théâtre étaient payés au lance-pierre.

C’est ce qu’a découvert la commission paritaire courant septembre. Le moins bien rémunéré d’entre eux touchait 12,59 francs de l’heure. Les autres oscillaient entre 15 et 22 francs. Jusqu’à 27,89 francs pour le mieux payé. Soit encore en deçà des 29,25 francs de l’heure imposés par la convention collective de travail.

L’offre espagnole 40% moins cher

Résultat: les cinq travailleurs détachés de l’entreprise espagnole n’ont pas obtenu de prolongation de leur permis et ont quitté les lieux. «Rebelotte!» réagit Cédric Vincent, secrétaire général de l’association faîtière MBG (Métiers techniques du bâtiment Genève), représentant patronal au sein de la commission paritaire. «On se retrouve face au même problème que pour le dépôt TPG d’En Chardon. A force de privilégier le prix, voilà à quoi cela mène!»

Pour comprendre, il faut remonter à l’appel d’offres. Trois entreprises se portent candidats: deux genevoises et une espagnole. La réalisation et la pose des garde-corps en acier sont confiées à la société andalouse. Son prix: 700’000 francs. Soit 40% moins cher que l’entreprise genevoise Arteferro Suisse SA, qui estime le chantier à 1,2 million. Contre 1,7 million pour l’offre la plus chère.

La proposition des Espagnols défie toute concurrence. Sachant que le coût de l’acier varie peu d’un pays à l’autre, le patron de la société de construction métallique Arteferro Suisse SA, Gérald Brown, s’étonne: «Le seul gain possible était au niveau de la découpe au laser des garde-corps qui pouvait se faire en atelier en Espagne. Mais, encore faut-il ensuite les transporter! Cela a un coût financier et environnemental.» D’autant qu’il s’agit de grandes plaques de tôle en acier de 20 mm d’épaisseur dont certaines atteignent trois mètres de long.

De quoi nécessiter un important travail de main-d’œuvre sur place pour la pose. Estimant le prix de son concurrent anormalement bas, l’artisan genevois recourt contre l’adjudication. Peine perdue: il vient d’être débouté. Face aux nouvelles révélations, il souhaiterait aujourd’hui rencontrer la Ville de Genève pour échanger sur cette affaire et ses suites.

«Quelles sanctions?»

De leurs côtés, association patronale et syndicat ne cachent pas leur mécontentement. «Quand les différences de prix sont aussi importantes, les autorités devraient creuser un peu», insiste Cédric Vincent. «Et ne pas choisir uniquement à travers le filtre du prix!», renchérit Blaise Ortega, secrétaire syndical Unia en charge de la métallurgie du bâtiment.

Un avis que partage Michel Nargi, conseiller municipal PLR. «Quelles sanctions comptez-vous prendre?» demande-t-il au conseiller administratif chargé du Département des constructions et de l’aménagement (DCA), Rémy Pagani. Avant de s’interroger sur les méthodes d’adjudications des appels d’offres: «Comment contrôlez-vous vos adjudications et vos chantiers? Est-ce la dimension des travaux qui vous crée des problèmes? Y a-t-il un capitaine dans ce navire ou est-ce l’équipage qui dirige tout?»

Et tous les acteurs du dossier d’espérer au final que ce couac ne fasse pas virer à la tragédie le chantier de la Nouvelle Comédie.

 

Rémy Pagani: «Nous avions fait les investigations nécessaires»

Le conseiller administratif en Ville de Genève, chargé du Département des constructions et de l’aménagement, Rémy Pagani, répond à nos questions:

GHI: Reconnaissez-vous qu’il y a eu une erreur dans l’adjudication du marché de la construction métallique?
Rémy Pagani: Non. L’entreprise a été interrogée sur ses prix et des détails de calculs ont été demandés. Les mandataires architectes de la Ville ont rappelé qu’elle devait respecter les conditions de travail en vigueur en Suisse et à Genève pour le personnel appelé à travailler ici. Les explications fournies lors de l’adjudication n’ont pas permis d’identifier des problèmes. De manière générale, nous sommes très attentifs au respect des conditions de travail locales et en contact étroit avec les commissions paritaires du gros œuvre et du second œuvre. 
 
– Quelles sont les conséquences sur le calendrier du chantier? Et sur le coût?
– La situation doit être examinée par les services compétents de la Ville et les mandataires. A ce stade, on ne peut pas en dire plus avant d’avoir rencontré l’entreprise, entendu les explications et les propositions pour la suite des travaux. 
 
– De manière générale, n’est-ce pas inévitable que la recherche du prix le plus bas mène à ce type de couacs?
– Les accords internationaux auxquels la Suisse est partie sont très contraignants. Nous sommes tenus d’attribuer le marché à l’offre classée première selon des critères préalablement fixés, sauf si l’offre est anormalement basse. Dans le cas d’espèce, nous nous sommes renseignés, avons fait les investigations nécessaires avant d’attribuer ce marché. La justice a d’ailleurs examiné cette attribution en validant notre procédure et la décision que nous avons prise. 
 
 

Ouverte au public à l’automne 2020

• Remise du bâtiment prévue en mars 2020. 
• Septembre 2020: début de la première saison à la Nouvelle Comédie
• Codirection: Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer.
• Montant global des travaux: 65 millions de francs.
• Deux salles de spectacle: une de 500 places, l’autre de 200.
• Budget de fonctionnement accordé par la Ville de Genève en 2019: 10,5 millions de francs.
• Subvention de la Ville inscrite au projet de budget 2020: 14,8 millions de francs.