«Le matin, ce sont surtout les SDF qui viennent», jette Damien, ancien as de la finance devenu toxicomane. Au Quai 9, espace d'accueil et de consommation de drogues à deux pas de la gare Cornavin, ce trentenaire hyperactif se sent comme chez lui: «J'ai perdu mon appartement récemment en raison de loyers non payés et je fais une petite sieste ici le matin après une nuit de défonce. Il n'y a pas de lits, mais les fauteuils sont confortables et l'accueil est bon.» Il est 11 heures, l'heure de la première injection de cocaïne pour Damien. Après avoir reçu une aiguille stérilisée à la réception, il entre dans une pièce fermée quelques mètres plus loin, le pas fatigué.
Antidiscrimination
La salle d'accueil, installée devant le comptoir de la réception, est bondée. «Etonnant pour un mardi matin», remarque Raphaël, travailleur sociosanitaire. Dans cette pièce d'environ 50 mètres carrés, meublée avec deux tables et une vingtaine de chaises, les discussions sont animées. L'espagnol, l'anglais, l'arabe et le français se mélangent dans cette foule venue s'offrir un cadre de consommation sécurisant. «J'ai vécu deux overdoses ici», confie Walid, Libyen sans-papiers sous méthadone. Il vient chaque jour dans ce lieu qui ne fait aucune discrimination envers les étrangers, au contraire d'autres salles d'injection dans le monde: «Je serais sûrement mort sans l'existence du Quai 9. Les infirmiers m'ont sauvé la vie et je les en remercie.»
Deal et manche
Les nouveaux arrivants disposent tous de leur drogue au moment de débarquer. Où sont-ils allés la chercher? «Les dealers de rue sont nombreux dans le coin, mais il faut les connaître pour avoir un bon plan», explique Karim, un quadragénaire marocain posté dans un fauteuil de la salle d'attente. Ses bras sont couverts de blessures provoquées par les injections répétées. «Pour l'héroïne, ce sont les Albanais et pour la coke, les Africains, notamment les Nigériens et les Guinéens.» La quantité achetée, quant à elle, est beaucoup plus aléatoire: «Comme la plupart des SDF qui viennent ici, je fais la manche. Je récolte entre 200 et 400 francs la journée de cette façon.»
Hommes en force
A l'extérieur, l'ambiance est aussi agitée que dedans. Règlement oblige, il faut fumer (les cigarettes) sur la terrasse. Deux jeunes femmes en tenue légère approchent en zigzaguant, puis, voyant le monde, font demi-tour. «Il n'y a quasiment que des hommes ici, remarque Martine Baudin, directrice de l'association Première Ligne, qui gère les locaux. Cela dit, les consommatrices de drogues représentent environ le tiers de la population de toxicomanes selon nos statistiques.»
Overdose
Soudain, à 13 heures, la salle se vide. Un usager vient de faire un malaise. «On est fermé, tonne Béatrice, une infirmière, en chassant les derniers visiteurs. Revenez dans une heure!» Infirmières, ambulanciers, et travailleurs sociaux s'activent autour du malheureux consommateur. Il faut agir vite: «S'il s'agit d'une overdose à l'héroïne, les organes s'endorment petit à petit, jusqu'à l'arrêt respiratoire, informe Marie-Claire, une travailleuse sociale. Un surdosage de cocaïne provoque plutôt une accélération cardiaque entraînant une asphyxie.» Ce jour-là, aucun des deux cas de figure n'est à déplorer.L'ambulance s'en va, embarquant son nouveau patient aux urgences. Mais l'incident n'empêchera pas des dizaines de consommateurs de revenir, à peine quinze minutes plus tard. Nombreux seront ceux qui resteront jusqu'à la fermeture, à 19 heures… tels des navires bloqués à quai.