Numérique: «La bataille du traçage est déjà perdue»

  • Reconnaissance faciale, application SwissCovid, toute-puissance des géants du net, multiplication des drones: la surveillance numérique gagne du terrain.
  • Comment mettre un terme au grignotage quotidien de nos libertés individuelles?
  • Les experts en cybersécurité estiment que l’espionnage numérique de masse est déjà une réalité.

  • Le digital favorise la surveillance des masses. 123RF/PIXINOO

    Le digital favorise la surveillance des masses. 123RF/PIXINOO

«Le virus ne doit pas servir de prétexte pour introduire une surveillance numérique invasive ou omniprésente»

Deborah Brown, chercheuse senior au sein de l’ONG Human Rights Watch

Lancée en juin dernier, l’application de traçage des contacts SwissCovid a provoqué une levée de boucliers qui en dit long sur notre méfiance actuelle vis-à-vis de l’utilisation de nos données personnelles. Pour Solange Ghernaouti, directrice du Swiss Cybersecurity Advisory & Research Group, la polémique est justifiée: «SwissCovid n’est pas conforme à la loi parce que le code source n’est pas disponible. Le fait que les dirigeants politiques et la population découvrent a posteriori que le dispositif n’est pas vraiment suisse, mais basé sur des services offerts par les géants américains Apple, Google et Amazon, pose problème. La confiance est rompue!»

Le préposé valaisan à la protection des données et l’un des pourfendeurs de SwissCovid, Sébastien Fanti, abonde dans ce sens: «Cela nous démontre que la consultation préalable n’a pas été assez intense et que les politiques ne comprennent pas les enjeux sociétaux.»

Des caméras et des drones

SwissCovid n’est pas un exemple isolé. Depuis mars dernier, les gouvernements du monde entier ont multiplié les mesures destinées à stopper la propagation du coronavirus. C’est en tout cas la version officielle. Des caméras à reconnaissance faciale aux drones ordonnant aux habitants de rester chez eux, le monde d’après ressemble toujours plus à celui de Big Brother dans le roman 1984 de George Orwell.

De quoi faire réagir Deborah Brown, chercheuse senior au sein de l’ONG internationale Human Rights Watch: «La pandémie de Covid-19 constitue certes une crise sanitaire sans précédent, mais les gouvernements ne doivent pas se servir du virus comme prétexte pour introduire une surveillance numérique invasive ou omniprésente.»

Intensification de la surveillance

Un leurre? En partie oui, puisque l’espionnage numérique de masse est déjà une réalité. Les géants de la Silicon Valley savent potentiellement tout de nous: notre adresse, nos hobbies, la durée de notre sommeil, notre orientation sexuelle, nos destinations de vacances ou encore notre parfum de glace préféré. Plus inquiétant encore, cette surveillance s’intensifie depuis quelques mois: «Nous sommes déjà suivis en permanence via nos smartphones et nos cartes de crédit, précise Steven Meyer, directeur général de ZENData. La nouveauté, c’est que cela se fait désormais sans action de notre part, au moyen des caméras dans la rue ou celles embarquées dans les voitures.»

Une inquiétude partagée par Sébastien Fanti: «Nous sommes condamnés, parce que nous le voulons bien! Il nous appartient de proposer, puis d’exiger des garde-fous, puisque les politiciens suisses laissent le marché prospérer avant de songer à le réguler. Or, comme la pandémie vient de nous le rappeler avec force, tout est interconnecté. Dans cette configuration laisser les technologies en mode automutation/autoévolution est dangereux pour les citoyens.»

Pour se prémunir de tout traçage, faut-il se débarrasser de son smartphone? Solange Ghernaouti en doute: «Cela ne va pas suffire au regard du nombre de caméra de vidéosurveillance, de systèmes de reconnaissance faciale, de capteurs de toutes sortes, de lecteurs de plaques d’immatriculation, déjà présents mais souvent invisibles dans des lieux publics, magasins, entreprises, moyens de transport, etc.»

Pour vivre heureux…

Pour le directeur général de ZENData, la solution consiste tout simplement à vivre comme autrefois: «Il ne faut pas de smartphone, pas de carte de crédit, pas de cartes de fidélité, pas de connexion internet et ne pas se faire prendre en photo.»

La tâche s’annonce ardue à l’heure de la digitalisation à tout-va de tous les secteurs de l’économie. Maëlle Roulet, spécialiste du droit des nouvelles technologies chez BRS Avocats, nuance: «De plus en plus d’applications sont créées en prenant en compte la protection de la vie privée des utilisateurs (Privacy by Design). Il existe donc une marge de manœuvre afin de limiter le traçage en réglant certains paramètres.» Ouf, nous voilà presque rassurés…

«Trust Valley» pour rétablir la confiance

Après la Drone Valley et la Health Valley, voici venu le temps de la Trust Valley. Lancé en grande pompe par les cantons de Vaud et Genève, ce nouvel écosystème regroupe notamment les universités de Lausanne et Genève, l’EPFL, la HES-SO Genève et le Centre politique de sécurité de Genève. Sa mission? Rétablir la confiance numérique. Une intention louable selon Maëlle Roulet, spécialiste du droit des nouvelles technologies chez BRS Avocats: «L’objectif de la Trust Valley fait sens. Elle entend proposer une gouvernance internationale du numérique, cette place étant encore vacante. L’initiative est donc honorable, mais seules les actions concrètes qui seront menées diront si elle aura véritablement un impact sur la confiance que peut avoir le citoyen dans le numérique.»

Solange Ghernaouti, directrice du Swiss Cybersecurity Advisory & Research Group, fait preuve de moins d’optimisme: «La Trust Valley témoigne de l’aspiration à devenir une énième Silicon Valley, ce qui non seulement n’est pas d’une grande originalité, mais aussi et surtout témoigne des appétits financiers qui habitent les promoteurs du projet, en particulier si celui-ci permet de capter au passage des financements publics. Ce nom ne met pas en évidence une approche spécifiquement suisse dans laquelle un certain capital de confiance pourrait être accordé par défaut. Il reflète la globalisation du savoir et du faire, une inféodation de la pensée et une soumission à des acteurs et des modèles dominants et made in USA.» Avant de nuancer: «En revanche, peut-être que d’un point de vue marketing et business, c’est un nom qui permet de vendre et de contribuer à jouer dans la cour des grands, voire de faire briller la Suisse au niveau international.»