Rocard: «Suisses, n’oubliez pas vos enfants!»

- Michel Rocard, ancien premier ministre français, parle des liaisons tumultueuses entre la Suisse et l’Europe.
- Pour cet Européen convaincu, la Suisse applique ce que font tous les pays de l’Union européenne (UE).
- Seule certitude: Suisse et UE iront vers l’abîme ou la réussite ensemble.

  • Michel Rocard: «La survie du continent européen exige que l’on ne pense pas qu’à l’argent». DR

    Michel Rocard: «La survie du continent européen exige que l’on ne pense pas qu’à l’argent». DR

  • Michel Rocard: «La survie du continent européen exige que l’on ne pense pas qu’à l’argent». DR

    Michel Rocard: «La survie du continent européen exige que l’on ne pense pas qu’à l’argent». DR

«L’Europe politique est incontestablement morte»

Michel Rocard

GHI: – Il y a un peu plus de 20 ans, la Suisse refusait d’adhérer à l’Union Européenne. Aujourd’hui, bien peu de personnes chez nous regrettent cette décision…

Michel Rocard: C’est la moindre des choses que les Suisses fassent preuve de scepticisme. Partout, et pas seulement chez vous, l’Europe n’exerce plus la même fascination, car on prend conscience que l’Europe politique est en train de mourir…

– Depuis, la Suisse s’est engagée dans la voie des négociations bilatérales par laquelle elle prend «à la carte» ce qui lui convient…

MC: – Il n’y a là rien d’étonnant. Au fond, votre pays n’a fait qu’adopter le même comportement que l’Angleterre et que presque tous les autres pays d’Europe, y compris parfois d’ailleurs l’Allemagne.

– Comment expliquez-vous cette évolution?

MC: – Cela découle du fait que l’Europe, pour avancer, doit réunir à chaque fois l’unanimité de ses membres. Au fond, l’erreur a été faite lorsque l’on est passé de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier à la Communauté Economique Européenne sans renforcer le système de décision politique et, surtout, sans réviser cette règle de l’unanimité. La deuxième erreur a été d’accepter l’Angleterre, point sur lequel le général de Gaulle avait raison. Le résultat de tout cela, c’est qu’aujourd’hui, l’Europe politique est incontestablement morte.

– Le 9 février, la Suisse adoptait une initiative qui vise à limiter l’immigration, y compris en provenance d’Europe…

MC: – Votre pays se conduit comme tout le monde a envie de se conduire en Europe et, au fond, c’est son droit. Mais il serait intelligent de ne pas oublier d’une part que le continent vieillit et, d’autre part, qu’il y a des métiers que personne ne veut faire. Vous allez manquer de domestiques, de travailleurs dans le bâtiment, dans la santé…

– Celui qui a naguère affirmé que la France ne pouvait «accueillir toute la misère du monde» comprend-il toutefois la position helvétique?

MC: – En fait, et je l’ai dit des centaines de fois, cette citation a été tronquée. «La France ne peut accueillir la misère du monde, mais elle doit en prendre fidèlement sa part», telle est la phrase complète. Je ne crois pas que le monde riche puisse s’isoler du monde des pauvres en négligeant l’aide qu’il lui doit, ce serait même dangereux. C’est valable pour l’Europe et c’est valable pour la Suisse.

– Vue de Suisse, la crise actuelle conforte les choix qui ont été faits. Pour preuve, le pays affiche une santé économique insolente…

MC: – Moi je dis, bravo et bonne chance. Votre pays a su se protéger, fut-ce aux dépens des autres. Mais vous avez des enfants et des petits-enfants et la survie du continent exige qu’on ne pense pas qu’à l’argent. D’autant que si vous vous êtes efficacement protégés, vous n’avez, pas plus que personne, compris ce qui se passait.

– Comment en est-on arrivé là?

MC: – Cette crise est l’une des conséquences désastreuses du monétarisme, en termes d’endettement et de déficit public. D’origine américaine, elle est arrivée sur l’Europe sans que celle-ci comprenne ce qui se passait et sans qu’elle y soit préparée. Ce monétarisme qui est au fond un anarchisme de droite dans le sens où il réfute tout rôle et toute légitimité à l’Etat, a réussi à mettre le monde dans une crise épouvantable. Tout simplement parce que ses paradigmes de base sont faux. Il s’effondre aujourd’hui avec perte et fracas…

– Avec pour conséquence la montée des populismes....

MC: – Absolument! Le monétarisme et la dérégulation financière ont abouti à un rapt des richesses de la collectivité avec comme prix le désordre social et le populisme. Des guerres sont de plus en plus probables, il n’y a qu’à voir l’augmentation des budgets d’armement à travers le monde pour en prendre conscience. La Suisse n’a bien entendu pas été responsable de ça, sauf et ce n’est pas négligeable, à travers la participation de ses banques.

– L’Union européenne n’a pas réussi à empêcher tout cela…

MC: – Oui, incontestablement. Et la plus grande part de responsabilité revient à la Grande Bretagne qui s’est acharnée à empêcher que l’Europe ne se renforce. La Suisse est un pays trop ancien, trop cultivé, trop respectable trop riche aussi, pour rester longtemps à l’écart de tout ça. Elle attend que l’orage passe, mais quand celui-ci éclatera, elle sera inévitablement dedans. Car il n’y a qu’une seule certitude: nous irons vers l’abîme tous ensemble!