Tapage: les Genevois sont de plus en plus bruyants et sans-gêne

En dix ans, les Genevois sont devenus plus bruyants chez eux comme dans la rue. L’Association de Médiation genevoise note une hausse des situations conflictuelles. L’an dernier, la police cantonale est surtout intervenue dans des établissements publics.

  • Les vicitimes du bruit de voisinage souffrent parfois de dépression. 123RF

    Les vicitimes du bruit de voisinage souffrent parfois de dépression. 123RF

«J’ai l’impression que Béyoncé, Louane et Lady Gaga improvisent un concert dans mon salon.» Hélène, 34 ans, réceptionniste, raconte comment chaque soir, avec la régularité d’un métronome, les trois reines des charts viennent, bien malgré elles, chahuter le calme de l’immeuble. La jeune femme, qui a emménagé au cœur de la ville il y a trois mois, hésite à requérir l’intervention de la régie immobilière. «Je déteste les querelles de voisinage. Et puis, un rappel à l’ordre risque d’envenimer la situation.» Alors? Elle fait contre fortune bon cœur.

Nuits troublées

Autre temps, autre lieu, autre problématique. «A Thônex, nous sommes un millier de personnes résidant au chemin des Deux-Communes. La nuit, du jeudi au samedi, une bande de jeunes nous empêche de dormir et nous pourrit la vie. Ils vocifèrent, hurlent, font exploser des pétards». Cette fois, c’est Jacqueline* qui parle. Avec un groupe d’habitants, elle a sollicité la police municipale et le 117. «Les autorités communales ont été avisées. En vain. Nous avons le sentiment amer d’être abandonnés et que les institutions sont impuissantes.»

Certes, mais pour Marc Kilcher, conseiller administratif de Thônex, la problématique du quartier des Deux-Communes est historique au sens où depuis toujours, la gestion des cours, allées et pourtours des immeubles est complexe quand de nombreux acteurs sont présents sur le site, à savoir les régies en charge des immeubles, des communs, le canton et la commune. «Des adolescents du quartier âgés de 15 à 17 ans investissent régulièrement ces lieux rejoints par de nombreux jeunes gens venant d’autres points de la commune. Je ne peux évidemment pas évaluer l’intensité du bruit qu’ils génèrent mais je comprends l’exaspération des habitants.»

Dès lors, l’Exécutif thônésien n’est pas resté les bras croisés. Il a agi sur trois axes. Tout d’abord, en multipliant les passages des patrouilles de polices municipale et communale, tout en renforçant dans le même temps, la présence de travailleurs sociaux hors mur (TSHM). Ensuite, en mettant en place – elle sera inaugurée à la rentrée – un lieu d’accueil pour les 13-15 ans qui pourront dès lors pratiquer des activités encadrées. «Nous espérons ainsi répondre à une demande des adolescents, même s’il est impossible d’agréger les plus rebelles», confie l’élu.

Enfin, Thônex a lancé, il y a deux ans, un projet novateur. De quoi s’agit-il? A partir de 15 paramètres (digicode, entretien des espaces communs), la commune effectue un classement des régies qui ont consenti le plus d’efforts dans ces domaines. «Nous remettons ensuite un prix aux entreprises immobilières les plus méritantes», ajoute Marc Kilcher.

Ebats conjugaux

Au palmarès des querelles de voisinage, on le voit, le bruit se hisse aux premières places. Isabelle Raboud, présidente de l’Association genevoise de médiation (AsMéd-GE), basée sur le bénévolat et la gratuité décrit pêle-mêle les situations conflictuelles qui lui sont soumises principalement par les régies, la police municipale et l’Association des locataires (ASLOCA). «Ici un enfant qui tape sur un objet sonore sur le coup des 21 heures. Là, un autre qui a décidé de faire du vélo en heurtant des meubles, des stores bruyants ou des chaises traînées sur le sol. Et encore? Des fêtards qui discutent à trop hautes et trop intelligibles voix sur leur balcon. Sans oublier les ébats conjugaux qui franchissent les murs des alcôves. Autant de situations qui mettent les nerfs en pelote des personnes sensibles aux décibels. «Après un fléchissement du nombre de cas enregistrés par l’association au début de l’an dernier, il semble que les conflits entre voisins reprennent l’ascenseur», souligne la médiatrice. La situation est-elle désespérée pour autant? L’As-Méd-GE, qui recueille les doléances téléphoniquement 7j/7 et assure une permanence à Chêne-Bougeries les jeudis (de 18h30 à 20h), se montre opportunément confiante. Dans plus de 70% des cas en effet, les médiateurs parviennent à pacifier les relations. Et quand les situations s’enlisent? «C’est souvent parce que les personnes incriminées refusent d’entrer en matière, qu’elles redoutent de ne pouvoir canaliser leur propre colère ou que le conflit, latent depuis longtemps, a dégénéré .»

Le spectre de l’amende

Si la médiation constitue le premier acte d’un arrangement entre voisins, elle n’est pas la voie privilégiée par les victimes de fauteurs de trouble. Après le 117 (voir encadré en chiffres), la police municipale se retrouve régulièrement au front. «Nous répondons à toutes les requêtes sans exception. S’agissant du bruit à domicile, après un premier avertissement, si la nuisance perdure alors nous infligeons une amende», explique la commandante Christine Camp. La responsable de la police municipale de la Ville de Genève observe que la population est devenue à la fois plus réactive et moins tolérante au bruit du voisinage comme de la rue. «Les gens semblent plus sensibles aux éclats de voix, à la musique dopée par des amplificateurs, aux conversations qui s’éternisent sous les fenêtres des appartements. Le problème est d’autant plus aigu lorsque les immeubles sont mal isolés.»

L’été pourtant, la pollution sonore prend naturellement ses quartiers en extérieur. «Nous veillons, en concertation avec les propriétaires d’établissements publics, à ce que les noctambules ne prolongent pas la soirée sur le trottoir après la fermeture des terrasses. Mais pour la représentante de l’ordre, le réchauffement climatique instille peu à peu un nouveau mode de vie. La population surinvestit l’extérieur avec pour conséquence une recrudescence des cas de tapages nocturnes.

AsMéd-GE: www.mediation-voisinage.ch

*Prénom d’emprunt d’une personne connue de la rédaction

Des chiffres-clés

AG • Si les années post-Covid marquent une baisse des cas de nuisances liées au bruit, les valeurs enregistrées par la police genevoise en 2022, dénotent une explosion des interventions en moins d’une décennie.

En 2022: 8334 cas ont été signalés contre 5955 en 2013

3962 concernaient du bruit provenant de particuliers contre 2753

869 émanaient d’établissements publics contre 617

3040 ont été relevés sur la voie publique contre 1897.

Le bailleur peut signifier un congé extraordinaire

DROIT • Que dit la loi? Quatre questions à Christian Dandrès, avocat à l’ASLOCA.

GHI: Etes-vous fréquemment sollicité pour des cas de bruit de voisinage?
Christian Dandrès: C’est le cas même si ce n’est pas l’essentiel des questions lors de nos permanences juridiques. L’ASLOCA ne peut cependant pas défendre un locataire contre un autre. Nous ne voulons pas que notre intervention conduise à une résiliation de bail.

Quel est le cadre légal en la matière?
Le locataire est libre d’utiliser son logement selon son mode de vie, mais il doit respecter ses voisins. Faire trop de bruit n’est pas permis. La limite de l’acceptable dépend du moment. S’il est possible de déménager des meubles ou de passer l’aspirateur en journée, il faut y renoncer en soirée et durant la nuit. De même, il faut baisser le son de la sono ou de la TV entre 21h et 7h. Les litiges les plus fréquents concernent des cris (disputes violentes et répétées), des fêtes se prolongeant tard dans la nuit sans égard pour le voisinage et les portes qui claquent. Ce qui ne peut être imposé aux autres locataires. En revanche, les voisins doivent accepter les pleurs nocturnes d’un bébé car les parents n’y peuvent rien.

Dans quels cas, la régie peut-elle expulser un locataire?
Le locataire qui viole gravement ou régulièrement ces règles de vie peut recevoir un congé. La résiliation ne peut être donnée qu’en dernier recours, lorsque le maintien du bail est insupportable. Le bailleur doit préalablement adresser un avertissement.

Qui solliciter en cas de voisinage bruyant? La police municipale? Le 117?
Le plus utile est de contacter le voisin indélicat. Il n’est pas toujours conscient de ce qu’il impose au voisinage. Il faut ensuite tenter la médiation pour résoudre le problème sans créer de conflit ouvert. Cela permet de garder un cadre de vie serein et aussi d’éviter les risques de congé. En effet, lorsque les responsabilités ne sont pas claires, certains bailleurs résilient les baux des deux locataires en litige. Je précise que si les nuisances résultent de violences conjugales alors c’est évidemment le 117 qu’il faut appeler.

Propos recueillis par Adélita Genoud

L’Etat a publié une brochure utile, intitulée: Bruit de voisinage, quels sont mes droits et mes devoirs? www.ge.ch/document/bruit-voisinage-droits-devoirs

"Le bruit coûte cher!" l'éditorial de Tadeusz Roth

«Le bruit ne fait pas de bien et le bien ne fait pas de bruit», dit le proverbe. Et pourtant. Si elle peut sembler une évidence pour la plupart d’entre nous, force est de constater qu’une importante minorité reste sourde à cette injonction. Voisins bruyants, jeunes qui traînent sous les fenêtres, musique intempestive: pendant l’été, pas une semaine sans que notre rédaction ne reçoive des courriers d’habitants fatigués, parfois au bord de la dépression.

Devant un sentiment d’impuissance, on s’interroge. D’un côté, ceux qui estiment que le respect des autres est en recul. Pour eux, l’époque où l’on se souciait du voisinage est révolue. Désormais, seul l’égoïsme prévaudrait: on s’amuse, et tant pis si ça gène. Face à cette catégorie, ceux qui pensent qu’au contraire la population serait devenue trop sensible aux bruits, incapable de la moindre tolérance. «Genève est devenue une ville morte», les entend-on clamer.

Comment faire cohabiter ces deux visions? D’abord, en abordant cette question à l’échelle du canton. De nombreuses voix demandent de délimiter des secteurs où le bruit serait accepté, par exemple dans les zones industrielles ou dans le quartier des banques. C’est ce que propose l’association Projet Genève, impliquée dans l’animation et l’attractivité du canton.

De l’autre côté, les autorités se doivent de serrer la vis contre ceux qui ne respectent pas leurs voisins. Stress, agressivité, hypertension, baisse des performances: sur son site Internet, l’Office fédéral de l’environnement dresse la liste d’une dizaine d’effets négatifs du bruit sur la santé! En favorisant le dialogue, en amendant, en expulsant les locataires trop irrespectueux ou en multipliant les patrouilles de police dans l’espace public, c’est la santé des Genevois que l’on protège. La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres.