Deux statues victimes du politiquement correct

Les mascottes d’un café apprécié des Pâquis irritaient une minorité de clients qui y voyaient un hommage au colonialisme. Las, le tenancier, un Sénégalais, a préféré les retirer. Explications.

  • Les deux statues de la discorde. Elles furent les mascottes de l’établissement durant vingt-trois ans. DR

  • A l'arrière plan, les bistrotiers Eric Dia, propriétaire des statues, et Marie-Claude Borget-Dia. DR

Le Café Art’s, situé aux Pâquis, a rouvert ses portes fin mai. Les tenanciers de ce troquet cosmopolite de caractère ont profité de la crise pour refaire la déco. L’opération est réussie, mais certains habitués ont constaté la disparition des deux statues qui furent les mascottes de l’établissement pendant vingt-trois ans. Pourquoi?

En creusant auprès des bistrotiers Marie-Claude Borget-Dia et Eric Dia, on comprend que ces œuvres en bois, évoquant avec ironie le colonialisme, ont fini par céder aux coups de boutoir de la «cancel culture» et à cette tendance à dénoncer, notamment sur les réseaux sociaux, tout acte ou propos jugé raciste, sexiste, homophobe, etc.

A la cave mais à contrecœur…

Eric Dia les a remisées à contrecœur dans sa cave après avoir reçu plusieurs remarques de la part de clients ces trois dernières années. «J’avais ramené ces statues de mon pays, explique le sexagénaire originaire du Sénégal. Là-bas, on en trouve devant presque tous les restos. Elles portent chance et attirent le chaland en lui présentant le menu. Les gamins adoraient les nôtres, jouaient avec et se faisaient photographier devant elles.»

«Depuis l’affaire Adama Traoré (un jeune délinquant multirécidiviste mort en 2016 dans une gendarmerie de la région parisienne après son interpellation), ces statues passaient de plus en plus mal auprès d’une minorité de jeunes clients. Un soir, un homme blanc survolté nous a même insultés. II voulait casser la vitrine devant un hôte africain estomaqué qui ne voyait pas où était le problème, raconte Marie-Claude Borget-Dia. Au final, on ne voulait plus d’ennuis et on a décidé de les enlever.»

Au passage, d’autres plus petites statuettes de musiciens africains jouant du balafon sur le buffet sont elles aussi passées à la trappe. Cette autocensure s’est concrétisée suite aux remarques, polies celles-là, de quatre étudiantes canadiennes qui avaient adoré le café et son ambiance mais pas les statues.

Argumentaire boiteux

L’argumentaire des opposants à ces œuvres artisanales mêlait souvent vision hollywoodienne de l’esclavagisme et rejet sans nuances du colonialisme. Le fait qu’Eric Dia soit africain ou que la Suisse n’ait jamais été une puissance coloniale ne changeait rien à leurs réactions épidermiques.

«La culture du buzz et des réseaux sociaux poussent parfois certaines personnes à suranalyser à chaud dans l’émotionnel, analyse en guise de conclusion Marie Konalian, la manager de 28 ans du Café Art’s. Ce qui, paradoxalement, a parfois pour effet de limiter la liberté d’expression en favorisant les raccourcis et les incompréhensions plutôt que d’inviter chacun à s’écouter et partager vraiment.»

«Arrogance infinie» ou «légitime rejet»

Habitués du Cafés Art’s, deux politiciens portent un regard radicalement différent sur ce fait divers.

Yves Nidegger (conseiller national UDC): «Voici ce qui arrive lorsque le ressentiment se déguise en compassion, la tyrannie en tolérance et l’ignorance en culture… Dans ce cas, des ligues de vertus tendance taliban ont cru faire œuvre d’antiracisme. Au final, ces Occidentaux blancs ont obligé un Monsieur noir à remiser à la cave des statues dont il avait été fier de décorer son café. Il y a une arrogance infinie de l’époque à vouloir caricaturer et juger les précédentes à l’aulne de ses critères qu’elle croit indépassables. Eriger sa sensibilité en mesure de tout chose relève du despotisme.»

Carlo Sommaruga (conseiller aux Etats PS): «Je comprends que ces statues véhiculant un message colonial aient pu susciter un légitime rejet même si je condamne les violences. Ces œuvres m’ont toujours interpellé car en décalage avec le nécessaire regard critique sur la période coloniale et sur le rôle que la Suisse y a joué par ses missions commerciales et d’enrichissement de certains individus pourtant salués comme des bienfaiteurs. La meilleure place pour ce genre de représentation est dans une expo pédagogique avec décryptage historique.»

Soirée débat organisée au Café Art’s

«Notre époque gagnerait à échanger davantage et non à se réfugier dans le parti de l’offense. Notre affaire le montre», explique la bistrotière du Café Art’s, Marie-Claude Borget-Dia. Pour y contribuer, elle organisera une soirée débat «dans une ambiance d’écoute mutuelle bienveillante» autour des «statues de la discorde», lesquelles ressortiront de leur cave pour assister aux échanges. Ce sera début juillet dans l’établissement à une date encore à préciser.

www.cafe-arts.ch