Ces Genevois qui ne finissent plus leur mois...

Alors que l’inflation dynamite le pouvoir d’achat des ménages qui lorgnent les commerces hard-discount, les associations d’entraide sont prises d’assaut. Allègement fiscal, économie performante, soutien social, l’Etat tente de colmater les brèches

«Pour réduire ma facture alimentaire, je m’approvisionne dans des enseignes françaises hard discount.»  C’est Céline, étudiante à l’Université de Genève, qui parle. Elle n’est pas la seule. En témoigne, le nombre imposant de véhicules immatriculés à Genève qui stationnent sur le parking des supermarchés low cost de France voisine. A l’instar de la jeune universitaire, de nombreux foyers genevois ont pris le renchérissement de plein fouet. Et pourtant, les grandes chaînes suisses multiplient les actions coups de pouce pour aider les ménages qui peinent à boucler leurs fins de mois.

Comme l’explique le responsable de la communication à Migros-Genève, Alessandro Sofia: «Notre gamme M-Budget permet de comprimer les dépenses alimentaires. Et puis, nous remettons nos invendus à la banque alimentaire Partage qui les redistribue aux personnes en difficulté. Via l’appli Too good to go, enfin, nous proposons également tous les soirs des denrées bon marché». Coop n’est pas en reste. «Cette année, nous avons baissé les prix de plus de 800 produits et investi 40 millions de francs suisses à cet effet»,  relève Caspar Frey, porte-parole. Avec 1500 produits Prix Garantie, le géant orange met à l’étalage un assortiment complet de denrées qualitatives aux prix des discounters. Le panier de la ménagère figure comme le premier marqueur d’une précarité qui s’infiltre au sein de la «petite» classe moyenne. Ce que confirment les associations d’entraide. C’est le cas de Caritas, mais aussi du Centre social protestant (CSP), qui dispense des consultations sociales et juridiques.

Vives inquiétudes

«Nous sommes très inquiets. Une partie de la population n’arrive plus à équilibrer son budget. On l’a vu avec les Colis du Cœur, qui ont enregistré plus de 8000 personnes lors de leur distribution fin août. C’est une situation dramatique qui va de mal en pis», confirme Alain Bolle, directeur du CSP de Genève. De quoi compliquer le travail de l’association, aujourd’hui submergée de demandes. «Nos permanences sont très sollicitées. Il est désormais relativement difficile d’obtenir un rendez-vous. A cela s’ajoute que de nombreuses personnes attendent trop longtemps avant de nous contacter. Souvent, elles essayent de s’en sortir par elles-mêmes. Ce qui rend la situation encore plus compliquée.»

Des difficultés qui touchent massivement la classe moyenne inférieure, dont les salaires peuvent être fluctuants ou qui cumule plusieurs emplois. Deux créanciers principaux reviennent: l’assurance maladie d’une part et, de l’autre, l’administration fiscale. «C’est le raisonnement de nombreuses personnes, qui se disent que ce type de créance peut attendre. Mais une fois que la machine est enclenchée, elles se retrouvent rapidement aux poursuites», regrette Alain Bolle.

Pour le directeur, ces réalités devraient inquiéter les autorités, qu’il invite à chercher activement des solutions. «On ne peut pas se mettre la tête dans le sable en se disant que ça passera. J’espère que la députation genevoise travaillera dans ce sens». Le CSP, comme d’autres, avance d’ailleurs une piste pour tenter d’alléger la charge qui pèse sur les ménages les plus touchés: instaurer un plafond pour l’assurance maladie à 10% en fonction du revenu, comme le fait par exemple le canton de Vaud. «Aujourd’hui, trop de personnes se tournent vers des franchises élevées. Elles se retrouvent à payer d’énormes factures alors qu’elles n’en ont pas les moyens. Il arrive aussi que certaines attendent trop longtemps avant de consulter.

Accompagnement de l’Etat

Depuis trente ans, la pauvreté passe sous la loupe des experts. Et le seuil est calculé selon des normes que détermine la Conférence suisse des institutions d'action sociale (CSIAS). Ainsi, pour une personne seule, le montant est fixé à 2289 francs par mois et 3989 francs pour deux adultes et un enfant. Comme l’explique Jean-Michel Bonvin, professeur de politique sociale à l’Université de Genève: «Cette population vulnérable avait été relativement épargnée par la crise de 2008 déclenchée par un surendettement des particuliers. Durant la phase aiguë du Covid, l’impact avait été atténué par des mesures mises en place par l’Etat. Aujourd’hui, l’inflation n’est pas accompagnée par un plan de mesures. On estime que la population dite vulnérable – celle qui ne peut absorber une dépense imprévue de 1500 à 2000 francs – se hisse à 20%»

Alors, Genève accorde des subsides à près 180’000 personnes pour régler leurs primes maladie. Mais quelles autres pistes pourraient permettre de contenir les atteintes au pouvoir d’achat? «Il serait utile tout d’abord d’informer sur les différentes prestations en place à Genève et souvent méconnues. En outre, élargir l’effet de seuil, autrement dit le montant de référence, qui ouvre à des aides financières, pourrait être une solution. Ainsi, davantage de personnes bénéficieraient de ce soutien dont le montant serait alors dégressif au-delà de cette limite», suggère l’universitaire.

 

Ce que l'Etat tente de faire...

Impôts - Mesures d’allègement
La ministre des finances, Nathalie Fontanet, rappelle  trois mesures qui devraient contribuer à soulager le porte-monnaie des familles.
– Suppression, dès 2024, de la limite d’âge de 25 ans en matière de déduction fiscale en faveur des parents qui pourvoient à l’entretien d’un enfant majeur encore en formation.
– Instauration, dès 2024, d’une imposition équitable des parents séparés ou divorcés assumant à parts égales la prise en charge et l’entretien de leurs enfants.  
– Déduction, depuis 2022 (avec la déclaration 2023), des frais relatifs aux camps de vacances, jusqu’à 250 francs par semaine.

Emploi  -Un canton compétitif
Delphine Bachmann, nouvelle ministre de l’économie et de l’emploi affirme: «La question du pouvoir d’achat dépasse largement mon seul département. C’est une question centrale qui préoccupe l’ensemble du Conseil d’Etat. A mon niveau,  je ferai tout pour contribuer à améliorer le pouvoir d’achat des Genevois. Je suis très attachée au maintien des emplois et à leur création. Pour ce faire, je défendrai des conditions-cadre répondant au mieux aux besoins des entreprises. C’est ainsi que nous renforcerons la compétitivité de notre canton. La valorisation de l’apprentissage, la formation continue et la reconversion professionnelle – dans les secteurs touchés par la pénurie de main-d’œuvre – me semblent en outre primordiaux.»

Social - 160 millions de francs supplémentaires
Pour Thierry Apothéloz, à la tête de la cohésion sociale et la solidarité, des réformes sont nécessaires. «Il est impératif de mettre en place des mesures de soutien pour celles et ceux et qui sont les plus durement touchés par la hausse du coût de la vie.» Parmi elles, l’aide aux travailleurs précaires, l’augmentation des montants des subsides d’assurances maladie et des allocations logement ou encore le renforcement du soutien à l’Hospice général: «Au total, le Conseil d'Etat injecte 160 millions de francs supplémentaires dans la politique sociale en 2024.» Enfin, le ministre s’attaque à la reproduction sociale de la précarité. Pour Thierry Apothéloz, «il est fondamental de donner des perspectives aux jeunes, par exemple en leur offrant des possibilités accrues d’apprentissage.»
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