Faut-il avoir peur de cette jeunesse qui dérape?

Cyclique, la violence entre bandes rivales connaît 
un nouveau rebond ces derniers mois alors que les riverains des zones dites sensibles se sentent désemparés face à des adolescents parfois menaçants. Police et services sociaux misent sur la prévention.

Tabassages en règle, agressions à l’arme blanche et règlement de compte, les affrontements entre bandes rivales d’adolescents se sont multipliées ces derniers mois. Si le phénomène est cyclique, il n’en demeure pas moins préoccupant. Reportage et témoignages.
Parmi les communes les plus touchées, Thônex est aux premières loges. En quelques mois, trois victimes, mineures ou tout juste majeures, ont été attaquées au couteau. 
Le week-end dernier, la police a été appelée pour de nouvelles violences: une fois encore, il s’agit d’un jeune homme victime d’une lame. Les faits se sont, là aussi, déroulés dans 
la commune frontalière.
Au Petit-Saconnex, c’est une mystérieuse bande de jeunes cagoulés et équipés d’armes blanches qui a attaqué les passagers d’un bus avant de s’en prendre à des automobilistes. D’après les premiers éléments rendus publics par la presse, cette affaire serait liée à une guerre de clans.
A Vernier, ce sont des actes de vandalisme et des feux à répétition qui pourraient impliquer des jeunes gens. Trois mineurs ont été interpellés. Enfin, d’après nos informations, des bagarres entre des bandes de jeunes des Eaux-Vives et des Pâquis se produisent régulièrement.
Désemparées les habitants des quartiers concernés, tirent la sonnette d’alarme. «Ici, ce sont les jeunes qui font la loi, témoigne Yvana, mère de famille et riveraine de la place Graveson. Feux d’artifice, musique, cris, insultes, trafics, bagarres: nous avons la totale! Et surtout il ne faut rien leur dire, sinon ils nous menacent.» Si une présence policière accrue est constatée par les habitants depuis le meurtre de cet été, d’après eux, celle-ci ne changerait pas grand-chose. «Dès que les agents repartent, la délinquance reprend immédiatement», déplore Mickael.
Une logique qui prévaut à Vernier. «Ce sont surtout des mineurs, qui n’ont aucun respect pour l’autorité», lâche Marc, un Verniolan.
La faute à l’ennui?
Approchés, les jeunes se montrent moins loquaces. La plupart du temps, ils se contentent de trouver des excuses aux déprédations: «Il n’y a rien à faire ici. On doit bien trouver des occupations dans ce trou», glisse un ado au Lignon. Idem à Onex, et au Petit-Saconnex, où plusieurs d’entre eux affirment que leurs quartiers respectifs manquent de lieux et d’activités pour les plus jeunes.
Soit. Mais lorsqu’on évoque la violence, le discours des jeunes change. «C’est pour nous défendre que nous sommes parfois armés. On ne sait jamais qui va nous tomber dessus», lâche un garçon de 14 ans en exhibant un couteau suisse au milieu de la cité des Avanchets. Pourrait-il l’utiliser? «Seulement si on m’attaque», assure-t-il. Au Pâquis, plusieurs jeunes nous avouent également sortir occasionnellement avec des canifs, là aussi en invoquant «la prévention».  
Parmi ces jeunes, plusieurs admettent des logiques claniques dans leur façon de fonctionner. A les entendre, ils seraient le plus souvent agressés par des groupes venus d’autres quartiers ou de France voisine.
Bourreaux ou victimes?  Dans les deux cas, la jeunesse semble aujourd’hui plus qu’hier confrontée à maintes crises anxiogènes. L’Université de Genève publie, dans son dernier magazine, 
un dossier sur cette adolescence troublée.
Et pourtant Genève dispose d’un véritable arsenal social. A l’exemple du quartier du Pommier, au Grand-Saconnex, qui avait été l’an passé le théâtre de rixes entre bandes. Emile Nobs, travailleur social hors mur  (TSHM), suit environ 150 jeunes de la commune. «On estime qu’un quart de la population du Grand-Saconnex réside dans le quartier du Pommier avec une surreprésentation des 12-20 ans. Certains de ces jeunes ont besoin de se confronter au monde adulte, sont en rupture, cherchent un job ou ont tout simplement besoin de se retrouver. «Aujourd’hui, ils peuvent investir un espace dédié, pour s’adonner à des activités encadrées ou encore participer au «Forum Jeunes» dont l’objectif est de créer des ponts entre les jeunes et leurs aînés», affirme Emile Nobs.
De son côté, la police cantonale porte une attention particulière aux bandes. Comme le précise Aline Dard du service de communication:  «Ceci induit réactivité et célérité dans les enquêtes et dans l'acquisition du renseignement provenant du terrain. Nous travaillons en lien avec les partenaires sociaux et éducatifs.»  Quant à la prévention, la police intervient auprès des élèves du Cycle d’orientation pour informer sur les risques et les conséquences liés à la criminalité.

 

Une justice sur mesure

AG • Ni minimiser les faits ni crisper la population. C’est la ligne de crête adoptée par le président du Tribunal des mineurs. Olivier Boillat dit que la jeunesse dysfonctionnelle, celle qui notamment consomme chaque jour des stupéfiants, commet des vols avec violence ou qui participe à des rixes, représente 5% de la population adolescente. Tout juste, note-t-il, ces derniers temps, une légère hausse des actes de violence. Mais ils existaient hier. Et ils reviennent sur le devant de la scène périodiquement. «Ce qui a fondamentalement changé? Le smartphone et les réseaux sociaux. Les agressions sont filmées par les auteurs eux-mêmes qui vont ensuite les transmettre à d’autres jeunes. La séquence va vite devenir virale», affirme le juge. C’est ce qui participe à l’exacerbation du phénomène d’identification à un lieu. Ce qui peut, dans certains cas, conduire à des règlements de compte. Comment la justice s’exerce-t-elle quand le prévenu a 10, 13, 15 ou 17 ans? Ils peuvent être mis en détention provisoire pour une durée de 7 jours, prolongeable selon les circonstances. «Le mineur peut aussi être admis dans un centre d’observation fermé ou faire l’objet de mesures provisionnelles allant jusqu’à un placement hors canton», reprend Olivier Boillat. Quant aux peines une fois la culpabilité établie? Elles comprennent la privation de liberté, d’un an maximum jusqu’à 15 ans et jusqu’à 4 ans dès 16 ans. Mais le rôle du juge pour mineur ne se cristallise pas uniquement sur ces sanctions. Il recourt plus volontiers à la prestation personnelle (travail d’intérêt général). Et en cas de risque de mise en danger pour les tiers ou pour lui-même, l’auteur peut être placé dans un établissement fermé favorisant la réinsertion. Le seul existant en Suisse se trouve en Valais et il y a une liste d’attente. Le magistrat garde constamment à l’esprit ses deux missions fondamentales: la protection et l’éducation du mineur. C’est pour cela qu’il s’implique personnellement.

 

"Il n'y a pas de pilote dans l'avion"

AG • «Certains adolescents ont plus de difficultés à gérer leur vécu émotionnel et sont plus enclins à les externaliser.  C’est l’une des raisons du passage à l’acte», explique  Philip Jaffé, professeur à la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation  de l’Université de Genève et membre du Comité des droits de l’enfant à l’ONU. Mais pour le spécialiste, les faits divers qui ont récemment émaillé l’actualité ne révèlent pas l’émergence d’une nouvelle catégorie de jeunes aux prises avec la violence. «Le phénomène d’appartenance à un groupe obéit toujours aux mêmes règles. Les bandes sont principale- ment constituées de jeunes garçons, même si des jeunes filles évoluent dans leur proximité. Souvent, les individus qui adhèrent au groupe sont issus de familles dont la gestion parentale est déficitaire. La bande va ainsi  compenser ce qui manque à la maison, offrir un foyer. On ne peut, en outre, pas exclure que les jeunes gens isolés vont être activement recrutés par les membres du clan pour le pérenniser. Peut-on vraiment parler de crise de l’autorité? «La trame structurelle de la société a certes changé. Le curseur de l’autorité scolaire, parentale, du rapport aux représentants de l’ordre s’est déplacé. Les jeunes disposent aussi de davantage d’autonomie dès leur plus jeune âge. Car les parents travaillent et sont absents du domicile.» Mais au-delà, pour Philip Jaffé, la société tend à basculer dans une nouvelle ère. «Les crises multifactorielles rendent le projet d’avenir flou. C’est un peu comme si les jeunes redoutaient l’absence d’un pilote dans l’avion.» Alors? Genève continue de déployer avec rigueur et conviction maints filets sociaux pour endiguer la perte de confiance d’une jeunesse qui s’enlise dans le désespoir. «Mais les faits sont tenaces. L’inégalité des chances se creuse en même temps que les décrochages scolaires se multiplient», affirme encore le psychologue.