Féminisation des rues: «Décalage indécent!»

VILLE DE GENÈVE • La 2e vague de féminisation fait des remous chez des riverains frappés par les changements. Très en colère, certains se mobilisent pour que leur rue ne soit pas rebaptisée. Reportage.

  • L’historienne Isabelle Brunier, dans la rue rebaptisée Mina-Audemars,  dénonce une forme de révisionnisme. STéPHANE CHOLLET

    L’historienne Isabelle Brunier, dans la rue rebaptisée Mina-Audemars, dénonce une forme de révisionnisme. STÉPHANE CHOLLET

«Cette féminisation des noms de rues relève d’une forme de révisionnisme, assène l’historienne Isabelle Brunier. Au moins 15 des 100 femmes proposées n’ont pas marqué durablement Genève pour qu’on les honore d’un nom de rue», plaide-t-elle. Avant de préciser: «La magistrate internationaliste ghanéenne Annie Jiagge n’a, par exemple, sans doute pas vécu ici plus de cinq ans et n’avait pas noué de liens suffisamment forts pour que son nom efface et remplace celui de Colladon [au Petit-Saconnex]!» (lire encadré). Et Isabelle Brunier de condamner fermement la volonté de la Ville et du Canton de féminiser 14 nouvelles artères. Ses arguments et ceux de l’Association pour l’étude de l’histoire régionale n’ont pas été entendus par la Commission cantonale de nomenclature (CCN), chargée de se prononcer sur les nouvelles dénominations.

Depuis, cette ancienne membre du PS, ex-conseillère municipale et députée, voit monter «un vif agacement» parmi les personnes concernées par les changements. Un passage rue du Simplon le confirme. Cet axe commerçant des Eaux-Vives doit être rebaptisée rue Cécile-Bieler-Butticaz, en hommage à la première ingénieure du pays. «Un nom à rallonge qu’on nous a imposé sans concertation», peste Nathalie qui y tient un cabinet d’esthéticienne. La Genevoise de 54 ans estime «qu’en agissant ainsi les féministes d’aujourd’hui nous font du tort». Sa cliente Martine, 74 ans et très attachée à sa rue, fustige «une volonté aveugle de réécrire l’histoire».

Un peu plus loin, le restaurateur Fabrice, 41 ans, juge au contraire louable l’intention de mettre en lumière des femmes d’exception. Il concède toutefois que «consacrer du temps et de l’argent à ça, dans le contexte de crise où tant de commerces meurent, trahit un décalage presque indécent avec la réalité»! Le quadra confie être tombé des nues en recevant le courrier lui annonçant le changement. «Je ne vais pas m’y opposer car j’ai d’autres chats à fouetter. Mais si ça passe, cela me coûtera au moins 2000 francs en mises à jour de flyers, cartes de visite et sites internet. Pour mon commerce, ce sera la goutte de trop», déplore-t-il.

«Attachement à son nom de rue»

Rue Marguerite-Dellenbach à la Jonction, le nom de cette ethnologue d’exception, efface depuis août 2020 celui du musicien François Bergalonne. Joey, 47 ans, qui tient un salon de coiffure dans la rue, l’a bien pris. «Sur le fond, j’ai trouvé ça positif pour les femmes, mais c’est vrai que je me serais bien passé de devoir changer mes cartes de visite et mon adresse de facturation à mes frais», explique le commerçant tout en coiffant Hélène. La cliente, âgée de 66 ans, ne voit pas en quoi ce changement fait avancer la cause des femmes. «Il heurte surtout les habitudes locales et l’attachement à son nom de rue», remarque-t-elle.

Chauffeur de taxi déboussolé

Un peu plus loin, toujours dans l’ex-rue Bergalonne, Michel aurait «préféré une femme de la carrure d’une Simone Weil». Le changement n’a pas apporté trop de travail à cet imprimeur qui a refait lui-même sa carte de visite, sur laquelle il a mis un M. pour Marguerite. «Sinon, c’était typographiquement inesthétique. Du coup, on ne voit même plus qu’il s’agit d’une femme», s’amuse-t-il.

«Ces changements de noms, c’est vraiment du n’importe quoi, s’emporte de son côté le chauffeur de taxi Abdeldjebar, 53 ans. Ça nous complique la vie, favorise les malentendus, les erreurs et les conflits avec les clients!» Et un passant qui s’invite dans la conversation de conclure: «De toute façon, les gens continuent à employer les anciens noms et ils persisteront!»

Pâquis: un gros contribuable très en colère

Nicolas Goureau, directeur du Novotel de la rue de Zurich, aux Pâquis, est en colère. La ville entend rebaptiser la rue où se situe son quatre étoiles qui compte 206 chambres: «Rue Grisélidis Real, écrivaine et prostituée». Ce changement n’est pas du goût de ses propriétaires ni de leur importante clientèle saoudienne. Leur avocat l’a fait savoir par recommandé aux autorités. Nicolas Goureau a par ailleurs lancé une pétition. Dans la rue, la grogne est générale, d’autant qu’on se trouve à proximité d’une école primaire.

Pour le directeur de l’établissement, «le nouveau nom est incompréhensible notamment pour nos clients venus de l’étranger qui nous téléphonent depuis l’aéroport. Au-delà de ça, poursuit-il, ce changement représenterait une réelle perte de clientèle dans une période très difficile où un gros contribuable comme nous n’avait pas besoin de ça!»

Nicolas Goureau estime que Novotel devra investir plusieurs dizaines de milliers de francs dans diverses mises à jour auprès de ses nombreux partenaires, sur Internet notamment. «Nos autorités devront rembourser ce manque à gagner. Elles feraient mieux d’investir dans la sécurité du quartier qui s’est énormément dégradée ces dernières années!»

 

Fronde des riverains du chemin Colladon

MP • Le nom de la pétition est sans ambiguïté: «Pour le maintien du nom du chemin Colladon». Déposé le 16 novembre devant le conseil municipal de la Ville de Genève, ce texte demande que le projet de féminisation du nom du chemin Colladon, qui deviendrait le chemin Annie-Jiagge, soit abandonné. Ils sont 109 riverains à avoir signé la pétition. «Une organisation internationale au Petit-Saconnex a également fait savoir qu’elle ne souhaitait pas le changement envisagé. Il en est de même pour la MRPS (Maison de retraite du Petit-Saconnex)», précise Alain Clerc, président de l’Association des habitants du Petit-Saconnex. Devant la commission cantonale de nomenclature, les pétitionnaires ont argué que «le nom est associé à Frédéric Colladon, docteur en médecine, qui fut propriétaire de la maison dite de la Tourelle, qui appartint aux Saconnay». Aux yeux des habitants mécontents, «y substituer le nom d’un autre personnage trahit l’histoire du quartier». Et d’évoquer un changement d’habitude préjudiciable pour les habitants les plus âgés du chemin, sans compter «les tracasseries administratives et les frais» engendrés. Leurs doléances ont été étudiées par la commission des pétitions.