«Cette féminisation des noms de rues relève d’une forme de révisionnisme, assène l’historienne Isabelle Brunier. Au moins 15 des 100 femmes proposées n’ont pas marqué durablement Genève pour qu’on les honore d’un nom de rue», plaide-t-elle. Avant de préciser: «La magistrate internationaliste ghanéenne Annie Jiagge n’a, par exemple, sans doute pas vécu ici plus de cinq ans et n’avait pas noué de liens suffisamment forts pour que son nom efface et remplace celui de Colladon [au Petit-Saconnex]!» (lire encadré). Et Isabelle Brunier de condamner fermement la volonté de la Ville et du Canton de féminiser 14 nouvelles artères. Ses arguments et ceux de l’Association pour l’étude de l’histoire régionale n’ont pas été entendus par la Commission cantonale de nomenclature (CCN), chargée de se prononcer sur les nouvelles dénominations.
Depuis, cette ancienne membre du PS, ex-conseillère municipale et députée, voit monter «un vif agacement» parmi les personnes concernées par les changements. Un passage rue du Simplon le confirme. Cet axe commerçant des Eaux-Vives doit être rebaptisée rue Cécile-Bieler-Butticaz, en hommage à la première ingénieure du pays. «Un nom à rallonge qu’on nous a imposé sans concertation», peste Nathalie qui y tient un cabinet d’esthéticienne. La Genevoise de 54 ans estime «qu’en agissant ainsi les féministes d’aujourd’hui nous font du tort». Sa cliente Martine, 74 ans et très attachée à sa rue, fustige «une volonté aveugle de réécrire l’histoire».
Un peu plus loin, le restaurateur Fabrice, 41 ans, juge au contraire louable l’intention de mettre en lumière des femmes d’exception. Il concède toutefois que «consacrer du temps et de l’argent à ça, dans le contexte de crise où tant de commerces meurent, trahit un décalage presque indécent avec la réalité»! Le quadra confie être tombé des nues en recevant le courrier lui annonçant le changement. «Je ne vais pas m’y opposer car j’ai d’autres chats à fouetter. Mais si ça passe, cela me coûtera au moins 2000 francs en mises à jour de flyers, cartes de visite et sites internet. Pour mon commerce, ce sera la goutte de trop», déplore-t-il.
«Attachement à son nom de rue»
Rue Marguerite-Dellenbach à la Jonction, le nom de cette ethnologue d’exception, efface depuis août 2020 celui du musicien François Bergalonne. Joey, 47 ans, qui tient un salon de coiffure dans la rue, l’a bien pris. «Sur le fond, j’ai trouvé ça positif pour les femmes, mais c’est vrai que je me serais bien passé de devoir changer mes cartes de visite et mon adresse de facturation à mes frais», explique le commerçant tout en coiffant Hélène. La cliente, âgée de 66 ans, ne voit pas en quoi ce changement fait avancer la cause des femmes. «Il heurte surtout les habitudes locales et l’attachement à son nom de rue», remarque-t-elle.
Chauffeur de taxi déboussolé
Un peu plus loin, toujours dans l’ex-rue Bergalonne, Michel aurait «préféré une femme de la carrure d’une Simone Weil». Le changement n’a pas apporté trop de travail à cet imprimeur qui a refait lui-même sa carte de visite, sur laquelle il a mis un M. pour Marguerite. «Sinon, c’était typographiquement inesthétique. Du coup, on ne voit même plus qu’il s’agit d’une femme», s’amuse-t-il.
«Ces changements de noms, c’est vraiment du n’importe quoi, s’emporte de son côté le chauffeur de taxi Abdeldjebar, 53 ans. Ça nous complique la vie, favorise les malentendus, les erreurs et les conflits avec les clients!» Et un passant qui s’invite dans la conversation de conclure: «De toute façon, les gens continuent à employer les anciens noms et ils persisteront!»