Le débat, c’est fini. Place au combat!

COMMUNICATION • Les humains se parlent de moins en moins. Ne cherchent même plus à se convaincre mutuellement. Chacun soliloque, avec plus ou moins de verve, derrière sa ligne Maginot. En attendant le choc des armes.

  • Maintenir le dialogue est devenu très difficile de nos jours. 123RF

    Maintenir le dialogue est devenu très difficile de nos jours. 123RF

A l’école, on nous apprend à argumenter. Je me souviens, dès l’âge de treize ans, de mes premières dissertations: que pensez-vous de la peine de mort? J’étais résolument contre, le suis toujours, mais il fallait entrer dans la mécanique ternaire, un peu convenue, thèse, antithèse, synthèse, où même l’opposant farouche à la peine capitale, que j’étais, devait consacrer un paragraphe aux arguments des partisans. C’était scolaire, ennuyeux à mourir, j’ai très vite préféré l’explication de texte: on prend le passage d’une œuvre, on le décortique, on tente de dégager les ressorts du langage, l’usage des mots, le rythme, les silences, la musique des syllabes, le processus d’écriture.

Conforter son opinion

Thèse, antithèse, synthèse: c’était très bateau, comme exercice, mais c’était réputé avoir la vertu de nous faire entrer dans la pensée de l’autre. Ainsi, le débat. Radiophonique, télévisé. On prend des gens d’opinions opposées, ils s’expliquent, le ton monte parfois, mais globalement on s’écoute, c’est en tout cas la conception que j’en ai. Mais franchement, à part la catharsis, la vivacité démocratique, la polyphonie, la belle humanité d’une rencontre où des antagonistes se respectent, nul débat ne change la face du monde. Dans l’écrasante majorité des cas, auprès des auditeurs, ou spectateurs, il conforte l’opinion qu’ils avaient déjà.

Noirceur des âmes

J’aime organiser des débats. Parce que je suis un homme de voix, de direct, de radio. Mais en même temps, je vois bien que nous entrons dans un autre monde: celui du combat. Il faut être réaliste: les gens s’écoutent de moins en moins. Ils se recroquevillent dans des communautés d’idées, de visions du monde, vitupèrent l’autre en son absence, se confortent mutuellement. Cela s’appelle des meutes. Parfois sauvages, parfois phalanges, parfois joyeuses, jouissant du verbe, parfois décaties, revêches, revanchardes. Nul d’entre nous n’y échappe. C’est la nature humaine, notre nature. C’est la noirceur de chacune de nos âmes, nos cicatrices, nos souffrances, nos amertumes.

Renoncer au débat

Ce repli, l’époque s’y prête. Guerre en Ukraine, promesses d’Apocalypse climatique, communautarisme fragmenté autour de questions «sociétales», exacerbation de tout ce qui touche au genre, à la couleur de la peau: les sujets sont innombrables, où nous n’avons même plus envie d’ouvrir le débat. Mais juste la force, pour les plus déterminés d’entre nous, de livrer le combat. Le désert de la parole partagée précède les guerres.

Surgit un moment où l’on parle seulement aux siens, on les compte, on les rassemble. L’ennemi (oui, il faut oser ce terme, et parfois le préférer à celui, trop doux, d’adversaire), on ne lui parle plus. On coupe les canaux de communication. Drôle de guerre? Oui, ligne Maginot, ou Siegfried, tranchées, chiens de faïence, le grand silence qui précède les chocs frontaux.

Nous sommes entrés dans ce processus-là. Le temps des soliloques antagonistes se substitue à l’élégance feinte de la disputation. Le verbe, un jour, deviendra poudre. Et peut-être, un autre jour encore, renaîtra-t-il. Mais ce sera dans un autre monde: celui d’après.