A 64 ans, amputé, il doit pointer au chômage

  • Malade, infirme, tombé en dépression, Pierre Sella, à un an de la retraite, est sommé de retrouver du travail.
  • Le médecin-conseil de l’Office de l’emploi a certifié que cet ancien fonctionnaire était apte à travailler.
  • Mauro Poggia, le conseiller d’Etat en charge de la Santé, s’est saisi du dossier. Témoignage.

  • Pierre Sella ne demande pas l’aumône, juste de la compréhension. CHRISTIAN BONZON

    Pierre Sella ne demande pas l’aumône, juste de la compréhension. CHRISTIAN BONZON

«Comment peut-on forcer un infirme de 64 ans à entreprendre des démarches en vue d’une réinsertion professionnelle?»

Manon Pasquier, son avocate

Pierre Sella ne demande pas l’aumône comme il le dit. Juste un peu de compréhension pour un homme qui a dû être amputé il y a un peu plus d’un an. A 64 ans, le Genevois a derrière lui trente-six ans de vie active comme fonctionnaire de la police municipale de la Ville de Genève, puis à la taxe professionnelle au titre d’enquêteur. Aujourd’hui, ses yeux s’embrument quand il pense à sa vie qui a basculé voici deux ans.

La loi change sur l’âge de la retraite

«A 62 ans, en tant qu’employé de la Ville, j’ai dû prendre ma retraite même si je souhaitais continuer à travailler», explique Pierre Sella. C’était en décembre 2016. A six mois près, il aurait pu garder son poste jusqu’à l’âge de 65 ans. En effet, jusqu’au 1er juillet 2017, les fonctionnaires de la Ville de Genève avaient l’obligation de prendre leur retraite à 62 ans! Depuis lors, ils ont le choix de s’arrêter à cet âge ou de prolonger jusqu’à 65 ans. Pierre Sella s’est retrouvé avec une rente trop faible en attendant celle de l’AVS. Un manque à gagner qui l’a obligé à s’inscrire au chômage en janvier 2017.

Opérations à répétition

Durant des mois, il pointe et, vu son âge, ne trouve aucun emploi. Là-dessus se greffe un problème de santé. «En novembre de la même année, je me suis fait opérer suite à un problème de valve aortique», explique-t-il. Une opération de seize heures au cours de laquelle Pierre Sella a bien failli y rester. «On a appelé mon amie à la maison pour savoir s’il fallait donner mes organes.» Mais le cœur du sexagénaire se remet à battre. «On m’a posé des stents à la jambe droite qui n’a pas été irriguée pendant un moment. Cela s’appelle le syndrome des loges», poursuit-il.

Six opérations plus tard, le médecin lui annonce, le 13 décembre 2017, que malheureusement, il faut lui amputer la jambe à la hauteur du genou. «Il y avait des staphylocoques. C’était ça ou la mort», glisse Pierre Sella, qui choisit bien sûr la vie. Suivent de nombreuses semaines de rééducation pour apprendre à marcher avec une prothèse et… le contrecoup. L’homme tombe en dépression. Il est hospitalisé durant quinze jours à Belle-Idée.

Sa descente aux enfers ne s’arrête pas là. Au mois d’octobre dernier, Pierre Sella reçoit une lettre de l’Office cantonal de l’emploi (OCE) lui indiquant qu’il peut désormais aller se réinscrire. Un rapport d’un médecin-conseil mandaté par l’OCE établit en effet que l’homme est apte à travailler. On lui signifie son «aptitude au placement à 100%» à compter du 1er décembre 2018.

Opposition

«J’étais déjà allé pointer au chômage après mon départ de la Ville et ce bien malgré moi, à 62 ans. Je n’ai jamais retrouvé du travail. Alors imaginez à 64 ans avec mon handicap», fait remarquer Pierre Sella. Qui a fait opposition à la décision de l’OCE. Dans un courrier, son médecin de famille se demande «dans quel but, vu son âge, son handicap physique et psychique, ses difficultés de déplacement, on oblige Monsieur Sella à se relancer dans des démarches sans avenir sur le plan professionnel!»

«Violation crasse»

L’avocate de Pierre Sella, Me Manon Pasquier, constate que «la décision de l’OCE se fonde, sans autre motivation, sur un rapport du médecin-conseil de l’Office établi en totale contradiction avec l’avis de tous les médecins qui ont suivi Monsieur Sella suite à l’amputation subie [en décembre 2017]». Et Me Pasquier d’ajouter: «On peine à comprendre la logique de l’OCE qui consiste à forcer un infirme de 64 ans à entreprendre des démarches en vue d’une réinsertion professionnelle manifestement vouée à l’échec. Une telle décision constitue une violation crasse du principe de proportionnalité censé régir la prise de décisions par les autorités administratives.»

Depuis que Pierre Sella a fait opposition, la décision de l’OCE a été suspendue et une nouvelle expertise médicale demandée.

Mauro Poggia demande des éclaircissements

Mis au courant de la situation, le conseiller d’Etat Mauro Poggia, en charge du Département de l’emploi et de la santé (DES), a demandé à la direction de l’Office cantonal de l’emploi (OCE) de lui transmettre toutes les informations sur ce dossier. «Constatant qu’il y avait matière à appréciation, il a été décidé de recevoir cette personne afin de clarifier la situation et de faire le nécessaire pour traiter ce cas dans le respect du cadre légal et avec bon sens», indique le magistrat. Le directeur de l’OCE, Charles Barbey, fait remarquer que l’opposition de Pierre Sella sera vraisemblablement acceptée dès réception du nouveau préavis médical: «Ce qui prouve que le système fonctionne, mais il faut bien dire que les collaborateurs de l’OCE sont liés au préavis du médecin-conseil.»