Thucydide, vous connaissez?

HISTOIRE • La Guerre du Péloponnèse, ça vous parle? Un chef-d’œuvre de rigueur et d’intelligence, écrit il y a vingt-cinq siècles. Pas une ride. Pas une poussière. Une modernité qui devrait, aujourd’hui encore, nous inspirer.

  • Lire, lire et encore lire pour mieux comprendre les guerres. 123RF

    Lire, lire et encore lire pour mieux comprendre les guerres. 123RF

Face à une guerre, nous devons utiliser notre cerveau. Et tenter de comprendre. C’est le registre dans lequel je vous invite ici, celui qui a toujours été le mien, notamment dans le décryptage des guerres balkaniques, pendant toute la décennie 1990-2000. Cela n’empêche ni la compassion, ni l’action humanitaire.

Mais avant tout, puisque nous nous targuons d’éclairer les phénomènes politiques, nous devons nous forger des clefs de compréhension. Et cet exercice-là se fait avec la tête froide, les outils de l’analyse, la connaissance historique, la prise en compte de tous les points de vue, la volonté de restituer les chaînes de causes et de conséquences.

Tenez, je vous invite à une lecture. Pas facile. Austère, même. Mais totalement passionnante. Tentez de lire La Guerre du Péloponnèse, de l’historien athénien Thucydide (Ve siècle avant J.-C.). C’est un livre difficile à lire, parce qu’il ne fait strictement aucune concession au plaisir du lecteur. Il se refuse à raconter des histoires, des anecdotes. Il restitue le conflit complexe entre les Cités grecques partisanes de Sparte, et celle d’Athènes. De façon sèche, cérébrale, il démonte les mécanismes.

Le génie de la méthode

Dès l’âge de 18 ans, ce que j’ai retenu de cette lecture, ce ne sont pas tant les événements eux-mêmes que le génie de la méthode. Thucydide nous dit, pour faire court: «Voilà ce qui s’est passé. Voilà les causes apparentes. Et voilà les causes réelles.» Et cet homme, il y a vingt-cinq siècles, va chercher dans les besoins économiques des Cités les vraies raisons de leur participation à telle ou telle bataille.

C’est Marx, deux millénaires et demi avant l’heure. C’est impitoyablement intelligent. C’est glacial de constat. C’est quelque chose de très fort. C’est un diagnostic cynique de la nature humaine, hyperréaliste. Chez Thucydide, il n’y a ni bons, ni méchants: il y a juste des intérêts en jeu, et la noirceur du pouvoir en toile de fond.

Etudier l’Histoire pour comprendre

Face à toute guerre, inspirons-nous de Thucydide. Avant de juger, tentons de comprendre. Pour cela, il faut étudier l’Histoire. Et cette étude ne peut en aucun cas se faire en quelques jours, ni quelques semaines, ni quelques mois. C’est le travail d’une vie. Car l’approche historique exige un long cheminement dans la complexité. Il faut s’imbiber de toutes les perspectives, à commencer par celles qui sont antagonistes.

Nul ne comprendra jamais rien, par exemple, aux cent-trente-deux ans de présence française en Algérie (1830-1962), sans avoir étudié en profondeur le point de vue des colons, celui des colonisés, celui des Européens, celui des Arabes, celui des Juifs, celui des Berbères, celui des différentes factions de la résistance à la France, qui forgeront un jour le Front de libération nationale (FLN). Pour cela, il faut lire, lire, et lire encore. Et plus vous lirez, mieux se révélera, dans votre cerveau, la photographie du réel, dans toute sa complexité. Et plus vous lirez, moins vous verrez les bons, ou les méchants. Et plus vous vous direz: «C’est la polyphonie de tous qui est chemin de vérité.»