Foutez-nous la paix avec les années trente!

SOUVERAINETÉ POPULAIRE • On peut être conservateur, attaché à l’idée de frontière, au protectionnisme, à la régulation des flux migratoires, sans être en aucune manière un nostalgique des années trente. N’en déplaise aux obsédés de la référence à cette période.

  • Les années 30, c’est terminé! GETTY IMAGES/PANPTYS

    Les années 30, c’est terminé! GETTY IMAGES/PANPTYS

Vous avez remarqué? Dans une conversation, dès que quelqu’un se met à défendre le suffrage universel, il y a toujours, quelque part, un petit malin pour dire: «Hitler aussi a été élu par le peuple». En général, ça jette un froid glacial, et ça met un terme au sujet. Et c’est bien dommage: faut-il, sous prétexte du 30 janvier 1933, renoncer à la souveraineté populaire? Faut-il, parce qu’il y a eu le nazisme et le fascisme, s’interdire aujourd’hui, 80 ans plus tard, toute remise en question de la démocratie représentative? Ou toute conception du monde syndical autrement que dans l’allégeance à la lutte des classes? Faut-il, au motif que l’idée de nation, salvatrice en soi, a été dévoyée au profit du nationalisme, y renoncer? En bref, faut-il continuer à se laisser impressionner par cette perpétuelle référence aux années trente, brandie, la plupart du temps, par des gens n’ayant qu’une connaissance très approximative de l’Histoire? A toutes ces questions, la réponse est non.

Savoir perdre

La phrase «Hitler aussi a été élu par le peuple» est en général prononcée par le perdant d’une votation, par exemple d’une initiative, le dimanche soir du scrutin. C’est une manière de nous dire que le peuple n’a pas toujours raison, ce qui est d’ailleurs exact: il ne s’agit pas, dans notre système suisse, qu’il ait «raison», mais qu’il décide en ultime instance. Nous ne sommes pas dans une géométrie morale, mais dans une définition du souverain. Nous tous, citoyennes et citoyens, qui votons quatre fois par an, sur une multitude de sujets, nous sommes parfois dans le camp des vainqueurs, parfois dans l’autre: sachons perdre. Sans insulter le système, convoquer les ultimes semaines de la République de Weimar, nous prendre pour Thomas Mann, le génial écrivain antinazi, ou Heinrich, son frère, ou Klaus, ou Erika. Ou Brecht. Ou Stefan Zweig. Il y a d’autres choses à faire, dans la rhétorique politique, que cet obsessionnel retour aux années trente.

Enjeux totalement différents

Il se trouve que je suis un passionné de ces années-là. Les grands écrivains de l’antinazisme, je les ai lus. Je leur ai même consacré un chapitre de ma Série Allemagne, en 144 épisodes. Qu’on les lise, assurément. Qu’on les monte, sur les planches. Qu’on rende hommage à leur lucidité, leur courage. Mais de grâce, qu’on évite l’outrecuidance de se prendre pour eux, sous le seul prétexte qu’on défendrait la démocratie représentative contre le suffrage universel, l’ouverture des frontières contre leur régulation, le cosmopolitisme mondialiste contre l’attachement à la nation. Nous ne sommes plus au début des années trente. Les enjeux n’ont strictement rien à voir. Et il doit être parfaitement possible, dans nos pays, de plaider pour un conservatisme patriote, social, attaché aux valeurs du pays, sans se faire traiter immédiatement de nazi ou de fasciste. Ceux qui nous brandissent ces anathèmes, nous mentent. Ils pervertissent l’Histoire. Ils en dévoient le sens profond. Toute ma vie, je lutterai contre leur discours. Avec des arguments, des références. Sans jamais leur céder le moindre millimètre.