Journalisme: les bateleurs du nouveau monde

Plus possible d’allumer une radio sans entendre les bonimenteurs de futurs médias – même pas encore nés – venir nous dire à quel point ils seront géniaux. Qu’ils commencent déjà par exister! Et qu’ils durent.

  • Le plus dur dans le monde des médias, c’est de durer. 123RF

    Le plus dur dans le monde des médias, c’est de durer. 123RF

«Dès que nous serons nés, vous allez voir ce que vous allez voir! Nous allons vous étonner. Nous allons vous surprendre. Nous allons vous éblouir. Nous serons insolents. Nous serons impertinents. Nous serons décalés. Notre journal ne sera pas comme les autres. Nous traiterons l’information sous des angles nouveaux, comme vous n’en avez encore jamais vus. Nous vous proposerons un autre regard. Nous aurons de l’humour, à défriser les yacks. Nous saurons vous séduire. Nous ferons du journalisme comme personne, depuis Théophraste Renaudot, le père de la Gazette, sous Louis XIII, n’a jamais osé en faire. Pour les autres journaux, autour de nous, le coup de vieux sera terrible. Nous ferons tomber les murs. Nous détruirons les fortifications mentales. Nous pulvériserons les vieux schémas, qui vous étouffent. Venez, souscrivez, abonnez-vous, un jour nous naîtrons, et la vie en elle-même sera renouvelée!»

On fait miroiter l’avenir

J’exagère? A peine! Ce discours de bateleur, c’est celui qu’enfant, j’entendais tous les automnes, lorsque je me rendais aux Arts ménagers, avec mes parents. Il fallait harponner le quidam, de grandes gueules s’y entendaient à merveille, leur promettant les lendemains enchanteurs d’une batterie de casseroles, ou d’une friteuse. Vieux comme le monde! Et le plus fou, c’est que ça marchait: les acheteurs faisaient la queue! Dans le monde des médias, aujourd’hui, en Suisse romande, c’est la même chose: on ne parle plus ni du passé ni du présent, on se contente de faire miroiter l’avenir. «Nous allons naître, votre vie en sera transfigurée, juste un peu de patience, en attendant vos dons ou souscriptions sont bienvenus.» Et les voilà, nos camelots, qui déboulent sur toutes les ondes, invités à s’exprimer non sur ce qu’ils ont fait, une fois dans leur vie, non sur ce qu’ils auraient, dans le métier, réussi à lancer, et qui, quinze ans, vingt ans après, perdurerait, non sur un legs, une réussite, mais… sur ce qu’ils se proposent de faire, une fois qu’ils nous auront fait l’honneur, entre l’Âne et le Bœuf, de venir au monde.

Se battre tous les jours

Eh bien moi, ces drôles, je ne peux supporter leurs discours. Je ne peux plus les entendre, ni eux, ni leurs fades complices qui leur donnent la parole. Le journalisme est un métier. Il est fort bien de lancer de nouvelles offres, des journaux, des émissions, des sites, tout ce que vous voudrez. Mais il est encore mieux de tenir: des années, ou, comme le journal que vous tenez entre les mains, des décennies. Tenir un quotidien, produire une émission, c’est se battre tous les jours, avec une férocité que le profane ignore, pour que votre journal, votre émission, contre vents et marées, survive. Et pour qu’il garde sa place dans la Cité. Tout le reste, c’est du boniment.

A ceux qui, aujourd’hui, travaillent sur des maquettes, dans l’écrit, en radio, en TV, sur Internet, peu importe le support, je dis fraternellement «Bonne chance»! Mais j’ajoute immédiatement: «Commencez à exister, durez déjà quelques années, et puis, si nous sommes encore de ce monde, nous discuterons.»